Chroniques

«Un vain folklore»

Carnets paysans

L’inscription de la baguette de pain sur la liste du patrimoine culturel immatériel, intervenue il y a quelques semaines, a suscité des réactions de la part des habituels défenseurs du «bon pain», me signale un correspondant français. Pour être exact, ce sont les «savoir-faire artisanaux et la culture de la baguette de pain» que l’Unesco a choisi d’inscrire à son inventaire. Comme l’ont noté l’historien Steven Kaplan1> Au micro de Guillaume Erner dans l’émission «La question du jour», France Culture,1er décembre 2022.  et le géographe Gilles Fumey2> blogs.mediapart.fr/geographies-en-mouvement/blog/021222/et-pan-sur-la-baguette-francaise-qui-entre-l-unesco à sa suite, le dossier de candidature de la baguette maintient une curieuse ambiguïté.

Si il y est constamment fait référence à des «savoir-faire artisanaux», il n’est jamais question du cadre juridique imposé à la production de pain par le décret du 13 septembre 1993 qui distingue le «pain de tradition française». Ce dernier relève de la sphère artisanale, puisque le décret exclut la congélation et l’usage d’autres additifs que la farine de fève, la farine de soja et la farine de malt. Kaplan et Fumey ont donc raison de relever que, sans mention de ce «pain de tradition française», la décision de l’Unesco consacre aussi bien ces baguettes de supermarché, blanchâtres, farcies de sel et de produits de synthèse que la baguette de tradition distinguée par le décret de 1993.

Pour Kaplan, les deux baguettes sont antagonistes: la baguette industrielle est la négation de la baguette artisanale et ces deux pratiques ne devraient pas coexister, surtout pas dans un inventaire comme celui de l’Unesco. Kaplan a encore raison d’ajouter que, contrairement à ce que laisse entendre la sémantique du décret, la baguette artisanale n’est pas la baguette traditionnelle. La baguette est le signe de l’industrialisation de la production boulangère. C’est, à l’origine, un pain vite fait qui assure l’approvisionnement quotidien, voire biquotidien, des populations urbaines en pain frais. C’est seulement au début des années 1990, dans le sillage du décret et sous l’impulsion de boulangers comme Eric Kayser, que la pratique de la fermentation (relativement) lente et l’usage du levain reprennent une place dans un segment du marché. 3> Sur cette période, on peut lire Steven L. Kaplan, Le retour du bon pain, Perrin, 2002, avec toutes les réserves exposées ci-après.

Quelles que soient la qualité de ses travaux sur l’histoire de la boulangerie et son excellente connaissance des techniques de panification, les critiques de Kaplan relèvent d’une forme de fétichisme du bon goût qui prend toujours une place démesurée dans les débats français sur l’alimentation. L’ambition du décret de 1993 était d’enrayer à la fois la disparition des boulangeries artisanales et la chute vertigineuse de la consommation de pain.

Signé par Edouard Balladur [alors Premier ministre], on se doute que si ce décret avait fait courir le moindre risque aux industriels, il n’aurait jamais été promulgué. Sans surprise, le décret a échoué sur les deux points. Les industriels ont très bien su s’en accommoder pour renforcer leur position. Que l’Unesco ait reconnu la baguette «de tradition française», comme l’auraient souhaité Kaplan et Fumey, n’aurait rien changé au fait que la filière est dévastée par l’organisation monopoliste de la production et de la commercialisation des céréales.

Penser que le problème du pain est un problème de qualité boulangère, c’est prendre les choses par le mauvais bout. Le résultat de cette vision est qu’aujourd’hui la bourgeoisie urbaine, à Paris comme à New York, profite de son pain aux blés anciens tandis que s’accroissent les profits sur le marché mondial des céréales.

Dans l’introduction d’un ouvrage collectif à la rédaction duquel j’ai eu la chance de prendre part, nous écrivions que si les pratiques autour de la sélection paysanne de céréales panifiables «ne s’accompagnent pas de l’ambition de mettre un terme à l’industrialisation de l’agriculture, [elles] ne sont qu’un vain folklore».4> Groupe blé de l’ARDEAR Auvergne-Rhône-Alpes, Notre pain est politique: les blés paysans face à l’industrie boulangère, éditions de la dernière lettre, 2019, p. 8. L’industrialisation de l’agriculture et de la boulangerie ont été des politiques volontaristes et seules des politiques volontaristes pourront les défaire. Les appels au bon goût sont, en cette matière, très largement insuffisants.

Notes[+]

L’auteur est observateur du monde agricole.

Opinions Chroniques Frédéric Deshusses

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mercredi 9 octobre 2019

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