A l’ami Bühler
Mes chroniques paraissent le vendredi, les tiennes, Michel, le mardi de la semaine suivante. Je guettais avec curiosité quel thème tu avais choisi – nous en avions tant en commun – et la couleur de ton humeur. Nous poursuivions ainsi une sorte dialogue à distance. Mais le mardi 8 novembre, ta chronique n’est pas venue… La grande faucheuse nous avait brutalement projetés dans un silence sans écho.
Notre première rencontre remonte à la fin des années 60. Un matin d’octobre, j’entendis à la radio un chanteur survolté qui hurlait «Mon pays, ce n’est pas un pays c’est l’hiver». Une voix inconnue qui se révéla être celle du Québécois Gilles Vigneaux. J’appris qu’il donnait un concert à Fribourg le soir même: impossible de manquer ça! Tu y étais aussi. Mais ce n’est que plus tard que tu fis un récit semblable au mien dans une chronique: «J’allume machinalement ma radio, et là j’entends une voix qui fait vibrer le haut-parleur: ‘Mon pays ce n’est pas un pays…’ (…) Il faut absolument que je le rencontre, ce type est extraordinaire». S’ensuivent cinquante ans d’amitié avec le poète chanteur.
Au cours de toutes ces années, nous nous sommes retrouvés sur divers terrains: l’écriture, la chanson, les combats politiques, la Palestine, le Sahara, les migrants… Et aussi des fêtes jusqu’au bout de la nuit. Je me souviens de soirées militantes où tu chantais avec une éperdue tendresse ton amour des gens et ta foi en la justice et la solidarité, alors que je tenais des harangues enflammées contre les bourgeois et le capitalisme. Après quoi, devant un verre, je t’avouais timidement ma frustration de ne pas être une artiste, et toi la tienne de n’être pas un orateur. Tous les deux nous construisions notre force de conviction en conjuguant l’émotion et la raison, la poésie et l’engagement, la beauté et le désespoir, la chaleur humaine et la rudesse des combats. A ces éléments, tu ajoutais la conscience, le doute et une grande pudeur. Tu étais un poète, pas un tribun.
En 1979, c’est devant un tribunal militaire que nous nous sommes présentés, entourés d’une petite foule de personnalités venues soutenir le chanteur Pierre Chastellain jugé pour objection de conscience. J’étais son avocate et toi un de ses témoins. Nous voulions faire de ce procès un événement subversif et précurseur. Néanmoins je n’en menais pas large quand ce fut mon tour de me planter devant les trois juges haut gradés et le non moins galonné inquisiteur pour leur servir une plaidoirie féministe sur le thème de l’objection. Mais toi, quand tu te levas pour témoigner, les juges levèrent le sourcil car c’est un long poème en alexandrins que tu leur servis avec aplomb: «Condamné par la loi qui changera demain / Pierre ira en prison. (…) / Il était en avance au pays des horloges».
Tout cela dura jusqu’au moment où ta fureur contre les éoliennes dérupita de Sainte-Croix jusque chez moi, maudite écologiste que je suis. Tu n’étais pas tendre avec les institutions politiques et leurs élu·es, que tu accusais d’avoir jeté leurs idéaux aux orties. En ai-je fait les frais? Il semble que j’incarnais à moi seule la horde des politiciens barbares qui saccageait ta terre. Ironie de l’histoire, le jour de ton enterrement à Sainte-Croix, «les maîtres du vent» avaient lâché de furieuses bourrasques qui balayaient le village, comme s’ils voulaient te prouver une dernière fois qu’ils avaient de quoi faire tourner les hélices!
C’est étonnant qu’un homme aussi attaché que toi à ton coin de pays ait autant voyagé à travers le monde. Le souffle du cosmos, par exemple, c’est à deux reprises que nous l’avons senti s’emparer de nous dans le Sahara. «Je m’étais assis sur une pierre», écrivis-tu quelques années plus tard. «Le soleil descendait derrière les montagnes rouges. Dans l’oued, des gamins amenaient leurs troupeaux de petites chèvres noires. Et tout à coup, comme un souffle chaud, un sentiment de bonheur total m’avait envahi. J’étais sur une planète qui était la mienne, libre, apaisé. Je grandissais jusqu’aux limites du paysage, j’étais le paysage.» J’étais présente, moi aussi. Pas à côté de toi, mais peut-être avec les femmes qui remplissaient leurs cruches dans la foggara. Aujourd’hui, l’immensité et la beauté du désert pourraient-elles encore te rendre heureux alors que des djihadistes ravagent le Sahel et que des requérants d’asile le traversent à pied? Les fils de nos guides touaregs d’autrefois sont-ils devenus des passeurs?
Nos chroniques exprimaient parfois notre désespoir de voir le monde sombrer dans la noirceur. Tandis que le sentiment d’impuissance me brûle de l’intérieur, toi, tu t’accrochais. Dans une de tes dernières chroniques, sous le titre «On pourrait vaciller», tu refusais de te laisser abattre: « J’ai conservé envers et contre tout mon espoir en l’avenir, ma foi en l’Homme». C’est le fil rouge de toute ta vie, comme tu le chantais en 2012: «Tant que dans mes veines un sang rouge coulera / Je me battrai encore et toujours et sans cesse / Pour saluer la vie qui palpite et qui bat / Et quand je m’en irai ce sera sans tristesse / Puisque d’autres viendront qui diront après moi / Je me bats.»
* Ancienne conseillère nationale.
Sources: Chroniques «A rebrousse-poil», Le Courrier; Objection votre honneur; Le Procès Chastellain, Editions d’en bas, 1979; Lettre à Menétrey, Bernard Campiche éditeur, 2003.