Chroniques

Danse avec la mort

Transitions

Le samedi 14 novembre, quand j’ai lu dans le journal le récit des attentats de Paris, je n’y ai pas cru. J’ai pensé qu’il s’agissait d’un exercice catastrophe en prévision de la COP21. Tellement énorme! Tellement monstrueux… Ensuite un sentiment de désolation et d’abattement m’a envahie: «Arrêtez le monde, je veux descendre!», disait Guy Bedos. Tout ce que j’ai pu dire, écrire, penser, du haut de mon arrogance de nantie qui n’a jamais vécu la moindre guerre, toutes ces analyses formulées avec l’aplomb des justes, tout ce viatique de tolérance et d’empathie, trimballé imperturbablement d’un drame à l’autre, tout cela devenait soudain faux, décalé, déplacé, inopérant.

Trois semaines plus tard, nous avançons à tâtons dans le sillage de la terreur. On ne se tait plus: le monde bruisse de paroles, de déclarations, de proclamations et de conseils. Le problème, c’est que les discours les plus clairvoyants sont aussi les plus vains. Ils s’attachent à mettre en lumière l’origine du mal: les guerres en Irak, en Afghanistan, en Libye; la décolonisation ratée; le pouvoir confisqué par des dictateurs ou une bande de potentats, de planqués et de paranos; la répression et l’humiliation de ceux qui n’appartiennent pas au bon clan… C’est vrai, mais c’est trop tard: le mal est fait et semble irréversible, à moins d’élaborer des stratégies à long terme, hors des postures policières et martiales qui obstruent la réflexion. D’autres parlent de guerre et promettent d’écraser Daech ainsi que tout ce qui pourrait être assimilé à un terroriste. Ceux-là seront peut-être efficaces, mais, plus tard, ils feront probablement le même constat amère que ce général israélien, ancien directeur des Services de sécurité (Shin Beth): «Nous avons gagné toutes les batailles, mais nous avons perdu la guerre.»

Le plus effroyable, c’est évidemment le jeu de massacre que ces fanatiques déshumanisés jouent avec la vie des autres, de n’importe quels autres. Mais le plus déroutant, c’est le mépris dans lequel ils tiennent leur propre vie. «Nous aimons la mort autant que vous aimez la vie», disait Ben Laden. Je m’arrête un instant sur la photo d’Abdelhamid Abaaoud, l’homme qui fait frémir l’hexagone, et j’éprouve plus de tristesse que de colère. Un grand sourire, le regard vif, la jeunesse, la vigueur, un corps fait pour l’amour, pour le mouvement, pour l’émotion, pour la tendresse. La lave de vie qui coulait en lui était-elle à ce point incandescente qu’elle le conduisait vers la mort? Se faire exploser ou mourir sous les balles des forces spéciales, c’est toujours un suicide. Je ne crois pas à l’attirance du paradis promis aux martyrs, avec ses septante-deux vierges: il y a autre chose, quelque chose qui me dépasse, de l’ordre d’un défi ultime avec la mort pour se sentir exister. Comme si, pour reprendre la maîtrise de leur destin, ils devaient se dépouiller de la vie donnée par leurs géniteurs pour se mettre au monde une deuxième fois. Comme si la mort était une épreuve réversible dont on pourrait revenir.

Au moment du passage à l’acte, tout se passe comme s’il n’y avait plus le moindre interstice dans la conscience, plus la moindre aspérité à laquelle s’agripper pour réveiller l’instinct de vie et quelques étincelles d’humanité. Passé un point de non-retour, la stupeur des assassins face à leur propre violence leur interdit tout recul; l’autre, la victime ou le flic, est réduit à l’impuissance totale: mourir, tuer.

«Même pas peur», proclament les panneaux brandis par les manifestants. Non! Ce n’est pas de la peur que je ressens, mais de l’effroi! La danse avec la mort risque de devenir de plus en plus endiablée. Se faire descendre à la kalachnikov à Paris ou sous les bombes d’un Rafale français en Syrie, c’est toujours mourir. Je me sens encore moins rassurée par l’idée qu’il faut combattre Daech en continuant à vivre tout à fait comme avant. Dans ce registre, Charlie Hebdo obtient la palme du message le plus débile: «Ils ont les armes, nous avons le champagne!». Outre que le champagne symbolise une classe bourgeoise honnie aussi bien des jeunes de banlieue que d’une bonne partie des manifestants qui se ressemblent sur les lieux du crime, cette riposte ne contribue en rien à calmer nos angoisses existentielles ni à élever nos âmes vers les valeurs de liberté et de fraternité qui sont, paraît-il, le socle de notre culture occidentale.

«Tristes enfants perdus, nous errons dans la nuit. La lune blanche et nue dans le ciel nous poursuit, son sourire est glacé, nos cœurs glacés aussi». Cette chanson de Jacques Douai me trotte dans la tête depuis trois semaines.
 

* Ancienne conseillère nationale.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary Transitions

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lundi 8 janvier 2018

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