Ce 25 novembre, journée internationale contre les violences faites aux femmes, les Réformateurs seront mis à contribution. Les Rouges Putes – un collectif d’étudiantes, avocates, comédiennes, serveuses, autrices, travailleuses sociales, etc. – leur dansera sur les pieds en déclamant les poèmes «furieux» de Perrine Le Querrec. Qui racontent les insultes, les coups, les viols, l’emprise, la menace mortelle. La proposition de happening est signée Antea Tomicic, sous le regard de Magdalena Karpinski. Elle a lieu dans le cadre du festival à l’engagement féministe Les Créatives.
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«Je n’avais pas le profil…»
«C’est une des raisons pour lesquelles la violence fonctionne: parce qu’on est isolée.» Cette phrase, qui fait écho à de nombreux autres récits d’abus vécus dans la sphère privée, est tirée de Crescendo, l’un des sept courts métrages de la série Brisons le silence! Initiés par l’institut de recherche Décadrée, ils sont basés sur des témoignages. Leur force: des déclarations poignantes et des outils d’illustration sensibles qui les universalisent.
Certaines histoires d’emprise ont duré vingt-deux ans. Telle victime évoque la violence de relations sans consentement; telle autre se révolte de ne pas être entendue par la justice. Toutes disent leur honte, alors qu’elles ont été forcées, rabaissées, violées. L’une d’elles peine à se reconnaître: «Je n’avais pas le profil de la victime, bleus et œil au beurre noir. Et pourtant…» Les récits sont mis en image avec talent par des artistes suisses comme Mirjana Farkas, Estelle Gattlen ou Samuel Patthey. La série est soutenue par RTS Découverte. DHN
En 2018, en résidence à Louviers (F), Perrine Le Querrec écoute les mots de femmes qui ont échappé au pire, et traduit ceux-ci en poèmes. La démarche est reconduite à Genève en 2019 en collaboration avec l’association AVVEC qui vient en aide aux victimes de violences en couple. Deux ouvrages de poésie documentaire en sont nés, respectivement Les Alouettes (2022) et Rouge pute (2018). L’un des poèmes de ce dernier recueil lui a aussi donné son nom: il évoque cette femme à qui un homme violent interdisait de porter son «rouge pute»; et qui chaque mois s’achètera un nouveau tube de rouge à lèvres, reprenant peu à peu le contrôle de sa vie.
Sortir du confort
Mais que peut la parole poétique face à la réalité brute de la violence de couple? «On entend toujours peu les victimes, constate Antea Tomicic; or leurs témoignages sont précieux, car ils expliquent comment on vit avec la peur, et pourquoi on ne part pas – il y a le chantage au suicide, l’emprise, les menaces contre les enfants. Dans un langage poétique, pas trop technique, cette réalité indicible devient soudain éloquente.» L’objectif est aussi de «sortir du confort d’un théâtre» et «de faire entendre ces mots sur la place publique». La démarche s’inspire notamment des happenings des féministes latino-américaines, percutants, furtifs. Et facilement reproductibles. «Le groupe de 40 femmes qui diront ces poèmes se dissoudra ensuite. On aimerait que le processus se poursuive sans nous.»
Aujourd’hui, les gestes «artivistes» se font toujours plus nombreux. Comme l’écrit Perrine Le Querrec, l’ouvrage est né de «notre besoin commun de briser le silence et l’indifférence autour des violences conjugales et ses nombreux visages». La démarche a résonné chez Antea Tomicic, qui proposait déjà en 2019 aux Créatives une mise en scène de Le Prénom a été modifié (2014), de la même autrice. «Je militais déjà, mais ce travail a renforcé ma prise de conscience, tout comme ma rencontre avec les textes de Chloé Delaume.» Dans l’autofiction Le Cri du sablier (2001), celle-ci raconte l’histoire de ce père qui sous les yeux de son enfant, âgée de 9 ans, tue sa mère avant de se suicider. Dans Mes bien chères sœurs (2019), l’autrice française en appelle au pouvoir de la sororité, cet «outil de puissance virale»: «Utiliser ce mot, c’est modifier l’avenir.»
Réseaux de sororité
Ce mot, Antea Tomicic l’apprécie et le pratique. A Genève, les récits transcrits dans Les Alouettes sont nés dans son propre appartement, lieu sûr et anonyme, en son absence. «Les espaces de sororité fonctionnent comme un cordon de sécurité: la personne n’y est pas jugée, par exemple comme une ‘mauvaise mère qui ne protégerait pas ses enfants’.» C’est aussi une aide pour commencer à sortir du carcan de l’isolement, sachant que celui-ci est l’un des outils puissants des phénomènes d’emprise. Elle a aussi accompagné une proche victime d’un viol collectif: «Prendre soin, se charger de la peur de l’autre, est un gros travail. Apprenons à nous défendre en créant des réseaux de soutien, par exemple pour se faire accompagner au poste de police, à un procès, chez le médecin.»
L’objectif est aussi de «sortir du confort d’un théâtre» et «de faire entendre ces mots sur la place publique»
Malgré les signes de backlash, les choses évoluent aussi, se réjouit-elle. «Avant, une femme qui se faisait battre était souvent taxée de ‘pauvre fille’; aujourd’hui les hommes commencent à trembler. #Me Too a joué un rôle historique pour que la peur change de camp.» Pas seulement la peur: «Beaucoup d’hommes écrivent à Perrine Le Querrec pour raconter leurs prises de conscience, pour dire qu’ils se sont reconnus dans ces textes même lorsqu’ils n’ont pas été jusqu’au féminicide.» La performance des Rouges Putes leur est aussi destinée et Antea Tomicic les espère nombreux tout à l’heure.