Chroniques

Une tradition antimilitariste

Au tournant du XXe siècle, un antimilitarisme s’est développé dans les rangs du mouvement ouvrier en réaction aux interventions armées face aux grèves. Venue rappeler qu’en contexte de crise du capitalisme, l’armée est toujours «l’outil du maintien de l’ordre bourgeois», la fusillade du 9 novembre 1932 à Genève (notre édition du 9 novembre 2022) deviendra dès les années 1970 une référence du discours antimilitariste en Suisse, dont on assiste aujourd’hui à un renouveau.
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Travailler «par tous les moyens – sans exclure les moyens politiques – à l’anéantissement du pouvoir militaire». C’est l’objectif déclaré de la Ligue antimilitariste fondée en 1905 par les médecins zurichois socialistes Fritz Brupbacher et Max Tobler. Les deux hommes en sont convaincus, l’armée est une puissante entrave à la réalisation de l’émancipation des travailleuses et des travailleurs. Et de fait, en 1898 et 1902 à Genève, en 1904 à Bâle, des conseillers d’Etat socialistes mobilisent la troupe pour mater des grèves générales.

Face à ces interventions armées, la Ligue antimilitariste inspire une motion pour le congrès national du Parti socialiste de 1905 proposant la mise sur pied d’une caisse de secours pour les ouvriers qui refuseraient l’ordre de mobilisation pendant une grève. Le contenu de la motion vient à être connu de la presse et toute la bourgeoisie se déchaîne dans une vaste panique morale contre cette tentative (la motion est bien entendu rejetée) antipatriotique, propre à saper les bases mêmes de la société. Le scandale est tel que, lors des élections fédérales de 1905, les socialistes perdent tous leurs sièges. Herman Greulich, figure éminente du mouvement socialiste suisse et l’un des trois députés non réélus, rendra la Ligue antimilitariste responsable de cet échec électoral. Néanmoins, le Parti socialiste lancera un référendum en 1907 contre la nouvelle loi sur l’organisation militaire au motif qu’elle n’interdit pas l’engagement de la troupe en cas de conflit intérieur.

Vote des crédits militaires, lois d’organisation, abolition de la justice militaire: la question des forces de répression est sans cesse en débat au sein du mouvement ouvrier et du Parti socialiste. Entre 1880 et 1914, l’armée intervient à trente-huit reprises pour réprimer des grèves. Après la Première Guerre mondiale, la fréquence de ces interventions diminue et la fusillade du 9 novembre 1932 vient rappeler, au cœur de la crise du capitalisme, que l’armée est toujours l’outil du maintien de l’ordre bourgeois.

Après la Seconde Guerre mondiale, la fusillade du 9 novembre 1932 devient un élément important du discours antimilitariste. Autour du quarantième anniversaire, la recrudescence des comités de soldats et la répression dont ils font l’objet donne lieu à la production de brochures et d’affiches qui remémorent et actualisent les événements de 1932, dans le sillage des mouvements de Mai 68. Faut-il rappeler d’ailleurs qu’à Genève ce mouvement trouve son origine dans une manifestation dénonçant les Journées militaires, sorte de vitrine d’exposition de l’armée à destination de la jeunesse qui lui fait vivement savoir qu’elle n’en veut pas?

En novembre 1972, un jeune homme, Guy S., meurt dans des circonstances obscures après que la police militaire est venue l’arrêter à son domicile de Vevey. Le comité qui cherche à faire la lumière sur cette mort prend le nom de Mouvement du 9 novembre. Les tâches de répression intérieure incombent désormais à la police qui se militarise pour les accomplir. Les militantes et militants autonomistes jurassiens, les marches antinucléaires, et après elles les cortèges altermondialistes en font la douloureuse expérience.

Si la professionnalisation du maintien de l’ordre a sans doute des effets sur le bilan des opérations policières, il n’en demeure pas moins que lorsque la foule surgit pour s’affirmer comme une actrice autonome du changement social, elle trouve la force de l’Etat sur son passage. On assiste aujourd’hui à un renouveau de l’antimilitarisme qui vise également les forces de police et leur présence militaire dans les villes. Outre le maintien de l’ordre classique, les forces de police ciblent désormais des individus isolés en fonction de critères racistes, comme le montre le sinistre bilan d’interventions récentes de la police vaudoise. Travailler «par tous les moyens – sans exclure les moyens politiques – à l’anéantissement du pouvoir militaire». Cette formule de la Ligue antimilitariste de 1905 ne résonne-t-elle pas avec les slogans qui, réclamant justice pour Nzoy (notre édition du 1er avril 2022) et pour tant d’autres, appellent à abolir la police? Ces revendications appartiennent de plein droit à la longue tradition antimilitariste du mouvement émancipateur.

Frédéric Deshusses est historien.

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mercredi 9 octobre 2019

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