«La liberté est un luxe que je n’ai jamais connu»
Je suis né à Qamishli, une petite ville du nord-est de la Syrie. J’ai grandi entouré de deux frères aînés et d’une sœur. Je suis allé à l’école primaire, puis secondaire. J’aimais jouer au football avec mes amis, nager et aller à la plage en famille. Tout a changé en mars 2011, lorsque des manifestations ont eu lieu dans les rues de Deraa, Alep et Damas. J’ai quand même choisi de faire des études en sciences de l’éducation, que j’ai commencées en 2014. Pendant les deux premières années, il y avait des explosions et des pilonnages chaque jour. L’université a été bombardée deux fois et j’ai perdu certains de mes amis. En 2018, j’ai obtenu mon diplôme. Peu après, un ami d’Hassakeh m’a parlé d’une organisation qui cherchait du personnel, ce qui était plutôt rare en Syrie à l’époque. C’est ainsi que j’ai rejoint MSF.
Une image remontant à février 2019 m’est restée: celle du moment où je suis entré dans le camp de détention d’Al-Hol. Je me rappelle les centaines de personnes qui souffraient de blessures par balle, qui étaient amputées, les femmes et les enfants qui étaient débarqués des camions et attendaient désespérément de l’aide… Des milliers de gens arrivaient chaque jour, tandis que MSF essayait de trier les patients et de leur fournir des soins médicaux ou de les orienter vers d’autres structures de santé. J’ai eu le sentiment d’être face à des personnes abandonnées dans le désert, sans nourriture, sans eau et disposant de services sanitaires limités.
De nombreuses restrictions, dont l’interdiction de quitter le camp, sont imposées par les forces de sécurité à tou·tes les habitant·es – Syriens, Irakiens et ressortissants de «pays tiers» ne souhaitant pas reprendre leurs citoyens. Ces derniers seraient environ 11 000 à Al-Hol, vivant dans une zone clôturée spécifique. S’ils sont malades, les enfants des pays tiers sont envoyés seuls à l’extérieur pour se faire soigner, uniquement accompagnés par une escorte militaire. Souvent, une fois l’enfant référé hors du camp, les parents ne reçoivent plus aucune nouvelle. Je me souviens d’un garçon de huit ans, blessé à la tête par une chute de pierre, qui a été transporté à l’hôpital public. Il est décédé là-bas deux jours plus tard, sans que sa mère n’en soit avertie. Nous, MSF, avons dû lui annoncer la nouvelle. Elle nous a suppliés de prendre une photo de son fils, mais cette demande nous a été refusée. Ce garçon est mort seul et il a été enterré dans la ville d’Al-Hol.
En Syrie, on estime qu’au cours des dix dernières années, entre 400 000 et 600 000 personnes ont été tuées au cours de ce conflit, environ 6 millions sont réfugiées, dont presque la moitié sont des enfants, et 6 millions supplémentaires sont déplacées à l’intérieur du pays.
Je déteste ce que la guerre nous a fait, à moi et à ma famille. En 2017, ma sœur et l’une de ses filles ont perdu la vie une nuit dans un incendie, à la frontière irakienne. Ce genre de traumatisme est insurmontable, mais on continue à vivre pour les autres qui sont encore là. Le nombre de vies détruites est incalculable, les dommages sont inimaginables. Je veux que le monde sache que la guerre en Syrie n’est pas finie. C’est peut-être une fatigue médiatique qui fait que les gens n’en parlent plus, mais la guerre n’est pas terminée. Il faut agir pour sauver une génération qui ne connaît que traumatismes, faim et violences. Grandir dans le nord-est de la Syrie m’a fait prendre conscience que nous sommes devenus adultes bien avant notre âge. L’enfance et l’adolescence nous ont échappé. Si la guerre n’avait pas eu lieu, je serais probablement en train de voyager. C’était mon rêve d’enfant de faire le tour du monde. Mais la liberté est un sentiment inconnu ici. La liberté est un luxe que je n’ai jamais connu…
* Prénom d’emprunt.