Neuchâtel

Place Pury: un hommage raté?

Suite à l’inauguration de l’œuvre autour de la statue de Pury, des voix dénoncent une «imposture» et pointent du doigt un hommage aux victimes de l’esclavage «au rabais».
Place Pury: un hommage raté?
Pour le Secrétaire général du Carrefour de réflexion et d’action contre le racisme anti-Noir•es, l’oeuvre «Great in the Concrete», installée à côté de la statue de David de Pury ne rend pas hommages aux victimes de son commerce. KEYSTONE
Post-colonialisme

La semaine dernière, Neuchâtel inaugurait une oeuvre Great in the Concrete (notre édition du 28 octobre) et une plaque explicative autour de la statue de David de Pury, un négociant qui avait fait fortune avec l’esclavage et légué sa fortune à la ville. Le monument a été au cœur de houleux débats lors du mouvement «Black Lives Matter». Une pétition demandait en 2020 son retrait (notre édition du 26 juillet 2020).

Suite à cette polémique, la Ville a lancé une série de mesures pour faire la lumière sur son passé colonial, dont la plaque et l’œuvre.

Si ces deux initiatives sont présentées par les autorités comme un «acte de mémoire» et un «hommage» envers les personnes exploitées par le riche baron, le secrétaire général du Carrefour de réflexion et d’action contre le racisme anti-Noirs (CRAN),  Kayana Mutombo, se dit très déçu. Il y voit même une humiliation.

«Le résultat de ce processus est tout simplement une imposture», dénonce le politologue. Il déplore les dimensions de Great in the Concrete. Il s’agit d’une version miniature de la statue du bienfaiteur renversée, tête écrasée dans le sol. Le politologue n’était pourtant pas en faveur d’un déboulonnement.

«J’ai participé aux rencontres initiales, nous avions proposé la création d’un monument bis qui établisse un dialogue entre le monument et les descendants des victimes de l’esclavage. Le résultat est au final une discussion entre de Pury et de Pury. Les voix des victimes et de leurs descendant·es n’y sont pas intégrées.»

Nommer les victimes de l’esclavage

Cet ancien chargé du Programme de lutte contre le racisme et la discrimination à l’UNESCO estime que la mémoire des victimes est ainsi minimisée. «Nous avions souligné l’importance de la proportionnalité entre la statue originale et la nouvelle dans le cadre d’un devoir de mémoire. On rend hommage aux descendant·es aujourd’hui, comme on récompensait les esclaves avec une miche de pain!»

Il regrette également que les mots «Noir·es et Afrique» ne figurent pas sur la plaque explicative. «Il faut avoir étudié l’histoire pour comprendre les termes de commerce triangulaire et colonisation. Ne pas nommer les victimes est l’une des stratégies du racisme anti-Noir·es», déplore Kanyana Mutombo.

Le collectif pour la mémoire à l’origine de la pétition est plus nuancé. Il estime que «ces mesures ne sont pas suffisantes ni satisfaisantes mais guident sur la voie à emprunter». Il avance que la Ville de Neuchâtel a pris au sérieux sa demande constituant un groupe de réflexion et en produisant un contenu pédagogique, à défaut d’enlever la statue. Il regrette cependant que le Secrétaire général du CRAN n’ait pas été inclus dans la suite de la réflexion.

Des moyens dérisoires?

D’autres voix déplorent le manque de moyens engagés pour la Ville. Ousmane Dia, artiste plasticien suisse et sénégalais, très enthousiasmé dans le projet a vu ses ardeurs freinées, lorsqu’il a appris que le budget alloué était de 20 000 à 25 000 francs.

«En tant qu’artiste plasticien afro-descendant, je ne pouvais pas ne pas concourir. Mon projet s’appelle Dialoguons, il s’agit d’une œuvre monumentale constituée de personnages en acier placés tout autour de de Pury pour l’interpeller. J’ai glissé une lettre dans mon dossier qui mentionne que rien que pour fabriquer l’objet coûte 63 000 francs et que leur budget n’était pas suffisant.»

Au total, une enveloppe de 66 000 francs a été investie dans le cadre de cet appel à projets artistiques. Quatre projets ont été retenus mais seuls deux verront le jour. Les deux autres n’étaient techniquement pas réalisables. Le projet de Nathan Solioz Ignis Fatuus, (feu folet), une évocation en lumière des âmes des esclaves morts lors de la traversée forcée de l’Atlantique, sera réalisée au printemps prochain.

Thomas Facchinetti, conseiller communal en charge de la culture, de l’intégration, de la cohésion sociale et responsable du dossier, précise que le vernissage des deux œuvres primées n’est pas l’unique réponse aux demandes des pétitionnaires.

«La Ville a pris toute une liste de mesures. Un parcours pédagogique sur le passé colonial de la Ville est en cours d’élaboration, une exposition au Musée d’art et d’Histoire aborde ces sujets et des recherches historiques vont être réalisées. Il s’agit d’un engagement très conséquent.»

Il rappelle que le monument réalisé par le sculpteur David d’Angers  avait été financé à l’époque par de riches notables, alors que l’initiative actuelle se fait aux frais des contribuables.

De Pury à Dakar

Aujourd’hui, Ousmane Dia, le candidat déçu se dit surtout choqué par la taille de l’oeuvre vernie. «J’ai beau retourner le sujet dans tous les sens je n’y vois qu’une interprétation: la statuette nous dit qu’on a tenté de renverser et d’enfoncer de Pury, mais la grande statue répond qu’il s’est relevé encore plus grand.

Pour Martin Jakob, artiste et curateur au CAN Centre d’art Neuchâtel, membre du jury, le caractère non monumental de l’oeuvre retenue fait tout son sens. «Aucun travail artistique ne permet de panser toutes les plaies. Aujourd’hui, il n’est plus question de réaliser de statues comme à l’époque. D’ailleurs, quel que soit leur taille, ces œuvres d’art finissent par intégrer notre environnement quotidien et s’effacer de notre regard. l’important, c’est le débat qu’elles suscitent.»

Le collectif pour la mémoire se dit «ravi» par la mise en place de Great in the concrete mais espère qu’un budget pourra être alloué pour concrétiser le projet de Ousmane Dia. «Malgré le fait que la statue soit toujours là et qu’il y aurait encore beaucoup à questionner sur l’acharnement à défendre ce personnage nous souhaitons plutôt se concentrer sur la mémoire de milliers de personnes réduites en esclavage.»

La saga de Pury n’en est pas à son épilogue. A l’horizon 2028-2029, la place devrait être entièrement requalifiée, la statue pourrait être déplacée et son nom pourrait même être modifié. «Il s’agit d’un projet de plusieurs millions de francs.

Avec l’enveloppe du pour-cent culturel, un concours artistique sera réalisé, son budget sera bien plus conséquent et permettra d’ériger une œuvre pérenne plus conséquente», précise Thomas Facchinetti.  Quant à Ousmane Dia, il envisage de réaliser son projet à Dakar, en reproduisant une statue de David de Pury pour y intégrer  son projet Dialoguons.

Régions Neuchâtel Julie Jeannet Post-colonialisme

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