Chroniques

De l’orgueil du sanglier

À livre ouvert

Bien que ma dernière rencontre avec des sangliers soit ancienne, j’en garde un souvenir vivace.
Fin de journée automnale, longues hampes de maïs fourrager aussi droites que les lignes qu’elles dessinent dans ce champ planté non loin d’un carré de forêt pas plus grand qu’un mouchoir de poche, situé sur les hauts de Versoix. Un mouvement saisit mon regard, j’appuie alors légèrement sur la pédale des freins, sur mes gardes. Je fais bien. Sur ma droite, une ombre furtive se précise, gagne force contours puis se multiplie. Dix mètres à peine me séparent d’un… deux… trois… quatre… cinq sangliers en file indienne, laies à l’avant et à l’arrière du groupe, ou alors gros sangliers mâles (tout sauf des ragots, ces solitaires qu’on ne surprend guère en si belle compagnie), et au milieu trois jeunes aussi massifs que l’anthracite. Bêtes noires traversant la route à toute allure, disparaissant à ma gauche entre deux champs et laissant derrière eux une ligne en mouvement.

Médusé tout autant qu’enchanté par cette incursion sauvageonne qu’à peine arrivé à la maison je raconte cette rencontre à qui veut bien l’entendre. Façon de l’inscrire plus profondément en moi et de ne pas l’oublier.

On dit du sanglier qu’il est «plus facile à approcher que nulle autre bête, à cause de l’orgueil qu’il a»1>Gaston Phoebus, comte de Foex (14e siècle) in Robert Hainard, Chasse au crayon: en dessinant les bêtes sauvages, La Baconnière, 1972, p. 154.. Dans les faits les rencontres sont rares – et marquantes – mais pour qui aime à se baguenauder dans les forêts d’ici ou d’ailleurs, souvent à la recherche de champignons comme ce fut le cas ces dernières semaines, ses traces demeurent longtemps visibles: bauges humides et profondes, sols fouillés ou encore écorces grattées; à condition de bien regarder.

Quand il est question de regarder les sangliers, autant dire d’être attentifs et attentives «aux riens du déplacement», je pense immédiatement à Charles-Albert Cingria et à sa Géographie vraie. Je pense à cette histoire de sangliers traversant l’Arve, «malgré le froid et les rochers et le tumulte insensé de cette grosse rivière grise»2>Charles-Albert Cingria, Géographie vraie, Fata Morgana, 2003, p. 13.. Je pense à cette langue dont Nicolas Bouvier disait que son auteur était derrière chaque mot, comme en embuscade, à en peser le juste poids3>Cf. Nicolas Bouvier, Charles-Albert Cingria en roue libre, Zoé, 2005, p. 141. afin que nous, lecteurs et lectrices, soyons d’une manière ou d’une autre toujours saisis et saisies par sa justesse, littéralement pris et prises de court.

Il y a de cela dans le nouveau livre de Raphaël Mathevet et Roméo Bondon consacré aux géographies des suidés, du moins lorsqu’ils écrivent des histoires à hauteur de sangliers et abandonnent un instant durant l’ambition pourtant justifiée de «comprendre comment les sociétés humaines appréhendent leurs milieux de vie et quelle place nous donnons à ce qui n’est pas humain». Dans Sangliers: géographies d’un animal politique4>Raphaël Mathevet et Roméo Bondon, Sangliers: géographies d’un animal politique, Actes Sud, 2022., la langue en effet se délie de temps à autre et se trouve, comme le confient les deux compères, «embarquée en même temps que le corps». Et cela se sent, s’éprouve et se partage d’autant mieux.

Ecrire donc des histoires «à hauteur de» afin de renverser le point de vue, voire d’en changer, ceci même si l’on sait que l’instant d’après on retrouvera le sien. Car, qui sait, quelque chose restera de ce regard, de cette impression, de cette sensation d’être pour un temps ce ragot-ci ou cette laie-là.

Ici, nul besoin de «ventriloquie», encore moins de «métamorphose». Ce qui importe lorsqu’on narre à hauteur de sangliers, c’est le fait de s’approcher d’eux et d’appeler à la rescousse des mots cousins. Non leur propre langage mais ce qui à leur contact prend tout son sens, ici en particulier les verbes fouiller, filer, foncer, se fourrer… D’ailleurs quand, écrivant-sanglier, les auteurs l’oublient et font surgir devant la bête sauvage une autre bête, cette fois «à deux membres, ceux-là plantés droits», la magie disparaît.

Ainsi que les auteurs le reconnaissent eux-mêmes, penser avec les animaux n’est pas chose aisée et c’est non sans risque que l’on s’engage dans pareille aventure. Pourtant à les lire on ressent combien cela a valu la peine, combien ils y ont pris du plaisir, combien elle les a nourris. En prenant au sérieux les sangliers non seulement nous obligent-ils, ils nous engagent à faire de même.

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Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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