Chroniques

Par delà l’humain

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

Il existe actuellement une réflexion commune à plusieurs penseurs et penseuses visant à dépasser l’humanisme de la modernité pour aller vers une conception des droits considérée comme plus inclusive.

Dépasser les catégories de la modernité

Dans une série documentaire diffusée par Arte en 2022, le penseur Bruno Latour met en avant la nécessité selon lui de dépasser les catégories de pensée philosophiques, morales et juridiques de la modernité.

On peut considérer entre autres que l’époque moderne s’est caractérisée par un processus de reconnaissance de droits universels aux personnes humaines. Ce mouvement ne s’est pas fait en un seul temps. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 proclame que «tous les hommes naissent libres et égaux en droits». Pourtant, il a fallu près de deux siècles encore pour que les personnes colonisées et les femmes acquièrent des droits civils et politiques équivalents à ceux des hommes des démocraties occidentales.

Aujourd’hui encore, les combats pour l’égalité ne sont pas terminés et se formulent en particulier en termes de lutte contre les discriminations, que ce soit, par exemple, à l’égard des femmes, des personnes LGBTQI+ ou encore des personnes racisées.

Au delà de l’humanisme: l’antispécisme

Pourtant, il existe des penseurs et des penseuses qui considèrent que la catégorie de droits humains doit être dépassée car elle n’est pas assez inclusive. En effet, l’idée de personne humaine a été constituée par opposition aux animaux et aux choses. Il s’agit dès lors, comme l’affirment par exemple Donna Haraway ou Bruno Latour, de dépasser l’opposition entre humains et non-humains.

Cette revendication peut être posée du côté d’un dépassement de l’humanisme, considéré comme une forme de «racisme» à l’égard des animaux. Le terme de «spécisme» est plus exact. Car il s’agit d’une discrimination basée non sur la «race», mais sur l’idée d’«espèce». Se pose alors la question du statut moral et juridique à accorder aux animaux. Mais cette question n’est pas que morale, elle est également anthropologique. Ainsi, David Berliner, dans son ouvrage Devenir autre (La Découverte, 2022), documente l’existence de sous-cultures ou de performances artistiques qui cherchent à remettre en question la frontière entre l’humain et l’animal. Cette question se pose également, sous une autre forme, dans le cas des xénogreffes où l’on transplante chez des êtres humains des organes provenant d’animaux. Dans la mythologie et la science-fiction, ce dépassement d’une frontière anthropologique prend le nom de «chimère».

L’anthropologue Philippe Descola a ainsi montré comment cette frontière entre l’humain et l’animal était propre à la modernité occidentale, mais qu’elle n’était pas forcément présente dans d’autres cultures. Dans un contexte de questionnement autour de la crise écologique, ces réflexions amènent à s’interroger sur le statut moral, politique et juridique à accorder à des entités telles que les plantes, les animaux, les écosystèmes, ou plus généralement la planète Terre.

Au-delà de l’humain: l’humanoïde

Cette interrogation sur les frontières entre l’humain et le non-humain n’est pas posée uniquement au sujet d’entités que la modernité a considérées comme «naturelles», mais concerne également celles présentées comme «artificielles». Sur ce plan, des auteurs comme Latour récusent l’opposition ontologique entre naturel et artificiel, et considèrent ces dualismes comme devant être dépassés.

De ce point de vue, les cyborgs, auxquels s’est intéressée entre autres Donna Haraway, constituent, à l’instar des chimères dans le rapport à l’animalité, une figure de la science-fiction qui entend récuser l’opposition entre l’être humain et le robot. Le cyborg désigne en effet une hybridation entre l’humain et la machine. Le dépassement de la frontière entre la machine et l’animal est par exemple produit à partir des xénobots qui sont des organismes vivants programmés.

Concernant les robots, il y a eu par exemple une tentative en Europe pour leur accorder un statut de responsabilité juridique en 2018. Ce projet a néanmoins soulevé des oppositions de la part de spécialistes en philosophie et en intelligence artificielle1>Cf. «Open Letter to the European Commission Artificial Intelligence and Robotics», www.robotics-openletter.eu. L’une des objections formulée est que les robots se trouveraient dotés dans ce cas de droits tels que la dignité, l’intégrité ou la rémunération, ce qui veut des dire des droits équivalents aux droits humains.

La crise écologique et les progrès technologiques posent de nouveaux défis. L’un d’eux sera effectivement de savoir si les catégories philosophiques et juridiques élaborées durant la modernité continueront à s’appliquer en les remaniant ou s’il faudra totalement dépasser l’humanisme moderne pour intégrer les non-humains.

Notes[+]

Irène Pereira est sociologue et philosophe de formation, ses recherches portent sur l’éducation populaire. Cofondatrice de l’IRESMO, Paris, http://iresmo.jimdo.com

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