«Reprendre la terre aux machines»
Reprendre la terre aux machines1>L’Atelier paysan, Reprendre la terre
aux machines. Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire, Seuil, «Anthropocène», Paris, 2021 est l’un des meilleurs ouvrages qu’il nous ait été donné de lire récemment autour de l’autonomie paysanne et alimentaire. Retour sur un échange repolitisant avec l’Atelier paysan, coopérative basée en Isère à l’origine de cet ouvrage.
Votre livre débute sur un constat sans concession de la modernité agricole: disparition des paysans, de la biodiversité, pollutions, gaz à effet de serre, mal et sous-nutrition… Comment en est-on arrivé à une crise de cette ampleur?
A l’Atelier paysan, nous n’utilisons pas le mot «crise» pour décrire le paysage agricole. Après tout, nous ne sommes aujourd’hui qu’en queue de comète d’un processus de modernisation agricole qui date du XIXe siècle, même s’il a vraiment pris son essor durant l’après-guerre. Des politiques publiques ont intentionnellement monté un complexe agro-industriel, dans le but de s’approprier la valeur ajoutée dans le secteur agricole. Les effets de cette politique de redirection ne se sont pas fait attendre: effondrement du prix de l’alimentation, concentration extrême des fermes et effondrement des communautés paysannes, recherche délirante de rendement d’échelle. En deux mots, l’agriculture s’est fait extractiviser. Il a été exigé que ce secteur ne soit qu’un débouché captif pour les industries de l’amont (empires industriels de l’agrochimie, des machines et de la génétique) et de l’aval (multinationales de l’ultratransformation et de la distribution).
Dans une tentative de pallier l’extermination de la population paysanne et de ses savoir-faire, l’Etat a mis en place des dispositifs d’aide aux revenus, prétendument au service de l’agriculture, ses acteurs et actrices, mais garantissant avant tout des logiques industrielles. On peut penser à la promotion d’une logique d’agrandissement au travers des aides directes proportionnées à la surface cultivée (premier pilier de la Politique agricole commune de l’Union européenne), mais aussi à des logiques de capitalisation via des subventions aux investissements technologiques (machines agricoles, drones…).
Après plusieurs décennies de ce modèle, ses limites physiques nous parviennent de manière irrévocable, sous forme d’externalités environnementales sur lesquelles nous ne pouvons plus fermer les yeux. Le discours de la modernisation agricole, lui, ne s’en trouve que renforcé, dans sa prolongation par la robotisation et la numérisation de l’agriculture. Le titre du livre est donc à entendre au sens propre comme au figuré: nous devons reprendre la terre, le foncier, à la logique technologique pour la rendre au travail humain, mais aussi reprendre l’ensemble de nos vies à la logique industrielle de compétition capitaliste. Depuis le monde paysan, il y a des valeurs à porter à l’extérieur de la société qui relèvent d’un projet commun dépassant la question de l’alimentation.
Pourquoi avoir choisi l’angle de la mécanisation et de la technologie comme variable fondamentale en lien avec la paysannerie?
D’un côté, nous avons choisi cet axe central de la technologie car c’est globalement un impensé de la lutte paysanne. L’origine de cet angle mort est à trouver dans le discours ambiant sur la neutralité de la technique (et de la science) et dans l’idéologie du solutionnisme, qui tend à faire passer tout progrès technologique comme un progrès social. Nous héritons ainsi de la tradition socialiste et ouvrière un imaginaire de délivrance par la technologie, partagé avec le capitalisme. Dans un tel contexte, il est impératif de réapprendre à questionner démocratiquement l’arbitrage de nos choix technologiques. De l’autre côté, la mécanisation est un aspect profondément structurant du modèle agro-industriel dans son recours à la solution technologique plutôt qu’au travail humain. Sans être la cause ultime de la logique industrielle, ce modèle n’aurait toutefois jamais pu s’imposer sans cette escalade technologique, la voracité d’énergies fossiles et la surenchère matérielle qu’elle implique.
Il ne s’agit pas d’abolir toute forme de technologie ou de mécanisation, mais de distinguer celles compatibles avec une agriculture paysanne généralisée de celles qui servent le projet des empires agro-industriels. Ainsi, nous distinguons les technologies «industrielles» – complexes de conception, conçues pour un usage simple et monotâche et irréparables par les usager·ères car issues d’une technoscience extérieure – des technologies «paysannes» – simples de conception, partageables, réparables par les paysan·nes pour un usage polyvalent et complexe dans une agronomie subtile, demandant beaucoup de savoir-faire.
Nous avons besoin d’une agronomie et de technologies qui soient en réadaptation permanente aux savoir-faire humains, aux territoires et aux conditions pédoclimatiques changeantes. Les industries produisent l’inverse, avec leurs nécessités de standardisation et de concentration de la production. Les technologies paysannes n’appartiennent pas à l’agriculture du passé, elles sont au contraire notre seule chance d’avenir.
Malgré les critiques de longue date émanant de nombreuses disciplines, comment le modèle industriel s’est-il maintenu et renforcé au fil des ans?
Parce que nous avons en face un adversaire redoutable: un complexe agro-industriel bien en place, formé d’une coalition entre industries, Etat et corps de recherche, et relativement invisible. A ce jour, on attaque de manière désordonnée ses entités, en ayant du mal à penser ce complexe comme une seule logique. Cela dit, c’est aussi un aspect enthousiasmant de cette proposition: de nombreuses stratégies offensives n’ont pas encore été tentées. Pour les découvrir, nous devons nous rééduquer collectivement à discerner les causes, quand nous avons trop souvent le réflexe de nous focaliser sur les conséquences, dans une approche qualifiée d’environnementaliste, tout à fait compatible avec ce qui nous détruit. Nous affirmons avec certitude que nous ne changerons rien aux conséquences environnementales sans nous adresser aux causes socioéconomiques.
Il ne s’agit pas de questions de valeurs, de morale et de responsabilités individuelles, même s’il est plus confortable et moins conflictuel de voir les choses ainsi. Mais ne nous y trompons pas. Notre seul espoir réside dans le fait de commencer à voir les causes derrière les constats socioenvironnementaux, d’adapter nos stratégies de confrontation et, ainsi, d’enfin devenir subversif. Sans cette étape, on tombe dans une réalité qui rend fou: chaque progrès de nos soi-disant résistances est immédiatement intégré comme un complément de gamme sur le marché, sans nécessité aucune d’intervention de l’Etat.
A ce propos, vous soutenez que les produits issus des agricultures alternatives tendent en fait à stabiliser le modèle de l’agriculture industrielle. Comment aborder la suite de la lutte paysanne à partir de là?
René Char disait: «La lucidité est la blessure du soleil». Il y a incontestablement eu un deuil nécessaire lors de la rédaction de ce livre, mais ça nous a fait du bien. Parmi les retours de lecteurs et lectrices, certain·es trouvent cette constatation inaudible ou déprimante et d’autres la voient comme libératrice. Au cœur de notre époque de franchissement d’innombrables seuils irréversibles, il nous faut être à la hauteur des enjeux, et donc nous attabler à un effort de lucidité critique, même douloureux. Mais attention, nous ne disons pas qu’il faut arrêter l’agroécologie, les alternatives (néo)paysannes, l’agriculture contractuelle de proximité et toutes les initiatives offrant des alternatives à l’agro-industrie! Ces paysan·nes doivent survivre, parce qu’ils et elles sont indispensables à la démonstration qu’il existe bel et bien une production et une consommation alimentaire du futur.
Ce que nous pointons du doigt, en revanche, c’est une agroécologie qui se voit elle-même comme transformatrice de la société, par son existence seule. C’est une illusion inoffensive, qui n’est politiquement pas tenable, ni conforme aux valeurs humanistes et ne porte en rien un projet de transformation sociale. Penser que pousser une offre sur un marché par une stratégie commerciale de distinction fera s’effondrer la logique de marché ou aura un quelconque effet bénéfique est fondamentalement une idéologie libérale. L’industrie avance plus vite que nous et on n’est même pas en train de gagner du terrain: moins de paysans, moins de savoir-faire, plus d’insécurité alimentaire, etc. C’est un échec total, en voie d’aggravation.
Commençons donc par arrêter de coller un discours trompeur derrière l’agriculture paysanne, et arrêtons de nous prétendre les élites éclairées que tout le monde doit suivre. Nous ne sommes pas encore dans le «monde d’après» que nous incarnons, puisque nous sommes inséré·es dans la place que l’agro-industrie veut bien nous laisser aujourd’hui. On doit revenir un peu en arrière et être bien plus nombreux à travailler les conditions d’accès à ce monde d’après. Le point de départ proposé est de voir de la conflictualité sociale – des rapports de domination – là où nous baignons dans une idéologie moralisatrice de l’adversaire (consommateurs et producteurs vertueux ou irresponsables). Pour ce faire, nous invoquons l’urgence de formuler un projet politique commun plus vaste que la question agricole, pour aborder l’alimentation pour tous et toutes.
Quelles sont les pistes pour parvenir à une repolitisation du mouvement pour l’agriculture paysanne?
Nous avons dessiné trois axes de réflexions communes et d’actions collectives. Le premier s’accompagne d’un champ de lucidité à avoir sur le libre-échange planétaire, et ses effets sur les coûts de production des produits maraîchers avant tout. L’aspect encourageant est la préexistence de telles luttes dans des propositions syndicales déjà sur le tapis. Cependant, ces espaces demeurent frileux à critiquer l’espace de libre-échange européen, qui leur semble l’apanage de l’extrême droite. Rappelons que c’est précisément notre difficulté à nous approprier cette critique selon nos propres convictions qui donne de l’eau aux moulins de l’extrême droite.
La seconde piste est à penser autour de la question technologique en tant que levier central et élément structurant du modèle agro-industriel. La mobilisation d’un mouvement citoyen large doit voir le jour, comme sur la question des OGM. Nous sommes optimistes quant à la possibilité de déclencher cette mouvance. La vision d’une agriculture avec plus de robots que de paysans dans les champs est mobilisatrice à bien des égards, au-delà de la production alimentaire. C’est aussi une question liée au paysage, à la vie en milieu rural, à notre héritage, à nos savoir-faire. Dans un contexte d’effondrement, le monde paysan est peut-être notre seule possibilité de survie sur la planète et de nombreuses personnes en ont l’intuition.
Enfin, le troisième pilier réside en un mot-clef: la socialisation. Il faut déconnecter notre accès à la nourriture de notre revenu individuel, et sortir l’alimentation et l’agriculture d’une logique de compétition. Dans ce dernier pilier également, de nombreuses tentatives de socialisation partielle préexistent autour du foncier – achat collectif de terres et de fermes, cantines, etc. Il s’agit maintenant de se reconnaître sous une bannière commune et aller vers l’intensification consciente de cette socialisation, en dotant la sécurité sociale d’une branche alimentaire. Il s’agirait de trouver des mécanismes institutionnels directs et radicalement démocratiques pour lever de la valeur ajoutée quelque part et la redistribuer sur la demande alimentaire, de la même façon qu’on le fait déjà avec la santé. Exemple concret auquel nous réfléchissons à l’Atelier paysan, au sein d’un collectif national: on pourrait, tout en maintenant un système de prix et de marchés, fournir une allocation de sécurité alimentaire universelle à dépenser dans un certain type d’agriculture paysanne. Sous cette idée de conventionnement par des assemblées locales se cache une puissance politique folle pour un accès commun à une alimentation choisie – en faisant l’inventaire de nos contraintes et en nous soumettant intentionnellement à celles que nous choisissons par un arbitrage collectif incroyable appelé… la démocratie.
Notes
Article paru dans Moins!, journal romand
d’écologie politique, no 59, juil.-août 2022.