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De la malbouffe à la malécoute?

A rebrousse-poil

La chanson: une magie, née du mariage de mots avec une musique. En trois minutes, cet objet culturel raconte une histoire, exprime des sentiments, fait sourire. Il rassemble, informe, émeut, fait appel à la sensibilité.

Dans mes jeunes années, les radios francophones diffusaient des chansons dans une langue familière au public, le français. C’était bien agréable de partager la bonhommie de Brassens, les emportements de Brel, la malice de Gilles.

Au fil du temps, elles ont été remplacées par des morceaux dont les paroles, pour l’immense majorité des auditeurs, sont incompréhensibles. Il y a une dizaine d’années, La Première de la radio romande ne proposait plus que 45% de chansons en français. Aujourd’hui, écoutez cette même chaîne, ou France Inter, vous constaterez que ce pourcentage est réduit à presque rien. La chanson, porteuse de signification, a été amputée de sa part la plus belle, elle n’est plus qu’une musique de fond.

Mon intention n’est pas de porter ici un jugement esthétique, pas plus que de dire «c’était mieux avant». Mais il s’est produit en une cinquantaine d’années un étonnant basculement culturel.
Pourquoi? Comment?

Un souvenir: lorsque, face à des responsables de ces radios, je m’élevais contre ce grand remplacement, on me répondait souvent, avec une moue de mépris:
-Tu es contre la diversité culturelle?
Objection! L’assassinat de la chanson francophone s’est fait au profit exclusif d’une seule et unique langue, l’anglo-américain. J’aurais salué une ouverture vers les autres cultures.

Là, pas de choix possible! Le paysage musical, comme les ondes, est entièrement squatté par ce parler. A tel point qu’aujourd’hui un chanteur de chez nous – sans craindre le ridicule – se croira obligé de l’emprunter pour exprimer ses états d’âme. Et personne ne s’en offusque. Pourtant, qui change de langue change de culture. Imaginons un instant que l’arabe, ou le russe, soit venu de la sorte écraser le français. Vous entendez les protestations véhémentes, la dénonciation de l’atteinte intolérable à notre identité, le tollé?
Ici, rien.
Pourquoi?

D’abord il est évident que cette substitution linguistique touche tous les domaines de la société. L’américain, c’est la langue des affaires, de la publicité, de la technologie. Truffer ses phrases de mots venus des Etats-Unis laisse entendre que l’on est à la pointe du progrès, que l’on partage le dynamisme et l’esprit d’entreprise des citoyens de ce pays. C’est se placer au-dessus du commun des mortels. Il est plus prestigieux de faire de l’asset management que de la «gestion d’affaires», plus alléchant – peut-être – d’afficher sale sur sa vitrine plutôt que «soldes», même si les vêtements que l’on offre sont propres.

Cet engouement pour la langue, donc le mode de vie yankee, remonte à la fin de la deuxième guerre mondiale. L’URSS et les USA en sortent grands vainqueurs. Ces derniers proposent à ceux qui se trouvent dans leur sphère d’influence le plan Marshall, qui permettra à ces pays de se relever, en même temps qu’il donnera des débouchés aux produits américains et fera barrage au communisme. La dimension culturelle n’est pas oubliée dans ce marché: les bénéficiaires doivent s’engager à diffuser dans leurs salles de cinéma 30% de films produits par Hollywood. Le rouleau compresseur est lancé.

Au prestige dont jouissent les gagnants, au malin plaisir que prennent les jeunes à prendre le contrepied des goûts de leurs aînés, il faut ajouter, pour la chanson, qu’elle peut rapporter gros. Pour son malheur, chaque passage dans une radio ou une télévision génère des droits. Qu’un air soit diffusé à grande échelle sur toute la planète, les auteurs et les producteurs encaisseront une petite fortune. Tout est réuni pour que la consommation de chansons en américain soit plus qu’encouragée!

Ce qui est moins compréhensible, c’est l’enthousiasme de nos passeurs de culture – programmateurs, journalistes – à promouvoir cet appauvrissement. C’est l’acceptation béate du public qui, renonçant à sa langue, renonce à son identité. Mais n’avons-nous pas accueilli à bras ouverts les fastfoods et autres usines à hamburgers? Après la malbouffe, nous adoptons donc la malécoute.

N’est-il pas temps, dans ce domaine aussi, de revenir à des circuits courts, de retrouver des goûts subtils, de reconquérir notre langue et notre dignité?

PS: Je sais qu’en écrivant ce qui précède, je m’expose à être traité de vieux con par les adorateurs d’une triste culture uniforme et mondialisée. Bah… j’ai la peau dure.

Dernière parution: Les Maîtres du Vent, petite randonnée dans une république bananière, récit, chez Bernard Campiche éditeur.

Opinions Chroniques Michel Bühler A rebrousse-poil

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lundi 8 janvier 2018

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