Chroniques

Faire provision de bonheur?

A rebrousse-poil

Parti de Santiago du Chili, l’avion survole l’océan Pacifique durant plus de cinq heures. Près de quatre mille kilomètres en direction de l’ouest, sans qu’on voie rien d’autre que le ciel et la mer. Puis l’appareil amorce lentement sa descente. Il traverse un banc de nuages, à travers lesquels on aperçoit furtivement des montagnes rondes couvertes d’herbe rase. Mon voisin, un grand jeune homme aux longs cheveux rassemblés en chignon sur le sommet de sa tête, se penche vers moi en souriant: – Es mi Pasqua! C’est mon île de Pâques!

J’en rêvais depuis toujours! L’île de Pâques, que ses habitants nomment Rapa Nui. Un triangle de 25 kilomètres de côté, perdu au milieu de rien. La terre la plus proche est à deux mille kilomètres, l’air dont on emplit sa poitrine n’a été respiré par personne avant vous, le vent arrive directement de l’Antarctique!

J’ai profité d’un séjour au Chili pour m’offrir cette escapade: je ne pense pas revenir souvent dans cette région de la planète…

Un seul village de 3500 habitants, Hanga Roa. Des maisons basses, une église blanche, un petit port, et tout autour le moutonnement des collines pelées. Quelques volcans éteints où broutent des troupeaux de petits chevaux sauvages, et çà et là les grandes statues de lave, les moais, dressées sur des terrasses, regardant vers l’intérieur des terres.

Heureusement pas de grands hôtels, de tourisme de masse, pas de hauts bâtiments, du moins à l’époque de ma visite, il y a une vingtaine d’années. Le climat est venteux, frais, il n’y a que deux uniques petites plages, et rien, à part les statues, qui pourrait retenir le visiteur plus de quelques jours.

Dès mon arrivée, avide de tout découvrir, j’ai loué un vélo et me suis élancé sur un chemin de terre. Les rochers déchiquetés où les vagues viennent se briser, puis une côte qui grimpe sur le volcan Orongo. Peu à peu, la vue s’étend à l’île tout entière. Partout les mêmes vallonnements, la même herbe sèche secouée par le vent et de rares arbres plantés dans des dépressions. J’atteins le bord du cratère, un énorme cirque dont le fond est un marécage cerné de roseaux. Un peu plus loin quelques murs de pierre, ce qui reste d’anciennes cases, posés à deux pas d’une falaise. Tout en bas, l’océan qui vient se fracasser contre les récifs.

Et là, tandis que la nuit vient, je me sens envahi par un profond sentiment de liberté… alors qu’en fait je suis prisonnier d’un caillou émergeant à peine sur l’infini des flots. Oui, loin de tout, me voilà infiniment heureux!
Ce sentiment ne me quittera pas durant les jours qui suivent. Pique-nique en poche, j’arpente à vélo du matin au soir les chemins de l’île, pédalant face au vent, ou bouffant la poussière soulevée par les rares petits bus de touristes. Les noms, les paysages, pour toujours, sont gravés dans ma mémoire.

Anakena, la minuscule plage où selon la tradition les premiers Pasquans auraient débarqué. D’où venaient-ils, par quel coup de chance sont-ils tombés sur cette terre éloignée de tout? Le Rano Raraku, le volcan qui servait de carrière aux sculpteurs, avec les statues inachevées, les unes encore prises dans la roche, les autres à demi dressées, comme prêtes à êtres transportées vers l’autre bout de l’île. Pourquoi cette activité s’est-elle subitement arrêtée, comment faisait-on pour déplacer sur des kilomètres ces tonnes de pierres?

Ma dernière visite a été pour Tongariki. Sur un terre-plein, dos tourné à la mer, un alignement de quinze statues, toutes plus majestueuses les unes que les autres, certaines portant encore leur petit chapeau de lave noire. Au retour vers Hanga Roa, j’ai mis pied à terre au fond d’une large baie. Une dernière fois, hors du monde, j’ai empli longuement mes poumons d’air marin, j’aurais voulu pouvoir emporter les roches et les embruns, manger le paysage. Un instant j’ai rêvé pouvoir faire provision de bonheur pour les années à venir…

Ce désir fou m’est revenu il y a à peine quelques jours. Je traversais les plaines de France sous un ciel sans nuage. La nature baignait dans la sérénité, et déjà pointaient toutes les promesses du printemps. L’herbe piquetée de primevères commençait à verdir, les arbustes des haies étaient en fleurs, tout comme les forcythias et les premiers cerisiers. Si je pouvais faire provision de bonheur, vite, goulûment! M’emplir de ce paysage apaisé!

Mais je suis dans le monde. Et l’Ukraine est dans l’horreur. Je ne peux pas en détacher mes pensées.

Sur www.michelbuhler.com, «Rester debout» une chanson inédite à écouter.

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lundi 8 janvier 2018

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