Chroniques

On pourrait vaciller…

A rebrousse-poil

Depuis toujours, j’ai été habité par la croyance qu’au fil du temps l’espèce humaine avançait vers le meilleur. Avec des rechutes, bien sûr, des pauses et des détours, mais j’étais certain que d’une façon générale l’humanité apprenait, tirait les leçons de ses expériences, et allait peu à peu construire un monde dans lequel elle pourrait s’épanouir. Chrétien à l’adolescence, j’avais mis ma confiance en une religion dont le commandement, fondateur à mes yeux, était: «Aimez-vous les uns les autres».

Aux alentours de mes 20 ans, tout en ayant l’intention de rester fidèle à ce beau précepte, j’ai rompu tout contact avec un Dieu qui tolérait la faim, les guerres, les tortures. Je me suis alors tourné vers l’Homme, sur qui j’ai reporté mes attentes. (Quand je dis l’Homme, je parle de l’humanité en général, sans mettre en avant un sexe ou l’autre… m’enfin!)

C’était un temps d’espérances. On en était à la décolonisation: partout les peuples retrouvaient la liberté, partout allait régner enfin le bonheur et la justice. L’Algérie était indépendante, la France avait été réveillée par Mai 68, bientôt viendrait la fin de la guerre du Vietnam. Les féministes allaient obtenir l’égalité entre les sexes, la lutte des classes était tangible et la victoire finale des pauvres ne faisait aucun doute.

Dans les années suivantes, on a essuyé bien sûr de terribles déconvenues: l’expérience d’Allende au Chili écrasée dans le sang, les dictatures fascistes fleurissant sur ce continent. Puis, porté par le funeste Reagan et la sinistre Thatcher, l’ultralibéralisme a posé sa griffe sur la planète entière. Mais d’un autre côté les sandinistes chassaient le dictateur Somoza du Nicaragua, Mitterrand était élu à Paris, et tombait enfin le mur de Berlin.

Y a-t-il un mouvement de balancier dans l’Histoire? En tout cas, quelques bonnes nouvelles viennent souvent contrebalancer les mauvaises. Tandis qu’un conflit éclate dans le Golfe, un Lula monte au Brésil; un mur s’élève en Palestine, l’apartheid prend fin en Afrique du Sud. Donc, si j’ai été horrifié par la guerre en Syrie ou au Yémen, si le sort des réfugiés sur les îles grecques m’a révolté, mon accablement a été tempéré à travers les années par le spectacle de la paix – relative – en Europe ou le retour au pouvoir de gens de gauche en Amérique latine.

Et puis, Occidental privilégié, je n’étais pas touché directement, dans ma chair, par les événements les plus tragiques. Ainsi, refusant de céder au découragement ou au scepticisme, j’ai conservé envers et contre tout mon espoir en l’avenir, ma foi en l’Homme. L’épidémie de Covid, avec la grande angoisse qui a marqué son début, n’a fait que renforcer mes convictions: comme tant d’autres, j’ai imaginé que cette épreuve planétaire allait forcer l’humanité à réfléchir, à changer de cap, et à prendre un nouveau départ au sortir de la tempête. On a vu…

Aujourd’hui…

– Avec le conflit en Ukraine, notre espèce se vautre dans la fange la plus nauséabonde: il n’y a rien de plus méprisable que la guerre;- On le sait, on le voit: ce que l’on a nommé «progrès» aboutit au pillage de la planète et à la mise en danger du vivant;
– Le dérèglement climatique menace notre existence même;
– La crise énergétique va bouleverser nos vies.

Où sont les bonnes nouvelles? Oserait-on encore penser que nous avançons vers le meilleur?

En fait, la réponse à cette question n’est pas du tout l’essentiel. L’essentiel est de savoir comment je vais me (nous allons nous) comporter à l’heure où toutes nos espérances sont poignardées. La noirceur du temps, l’ampleur de la tempête sont telles qu’on pourrait vaciller, se recroqueviller, renoncer à toute lutte.

Je dis qu’au contraire il est plus que jamais indispensable de rester debout, quoi qu’il arrive, de continuer à promouvoir haut et fort les valeurs que sont le respect des droits de l’homme, de la vie, de la démocratie, le refus de toute violence, la fraternité entre les peuples, l’égalité entre les humains. Même si le combat paraît désespéré, même si la lumière est lointaine et fragile, même si l’on peut se sentir parfois bien seul.

Guillaume d’Orange disait: «Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.» D’accord, c’est un peu pompeux… mais ça permettra peut-être de rester digne à travers l’orage inouï qui semble s’approcher.

Dernière parution: Les Maîtres du Vent, petite randonnée dans une république bananière, récit, chez Bernard Campiche éditeur, 2021.

Opinions Chroniques Michel Bühler A rebrousse-poil

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