Chroniques

Un homme idéal?

Les écrans au prisme du genre

Ich bin dein Mensch, le film allemand de Maria Schrader, «traduit» en français par I’m your man, aborde la question de notre rapport aux robots humanoïdes d’une manière techniquement simple (aucun effet spécial) et psychologiquement originale: Alma, une célibataire quarantenaire qui dirige une équipe de recherche spécialiste de l’écriture cunéiforme, accepte d’expérimenter personnellement pendant quelques semaines l’usage d’un robot androïde pour faire un rapport à l’entreprise privée qui les fabrique, en échange de subsides pour son équipe. L’androïde a été conçu à partir d’une enquête approfondie sur les besoins et les goûts d’Alma.

L’originalité du film est de prendre au sérieux la question de «l’homme idéal» d’un point de vue (hétérosexuel) féminin et féministe: Alma sort d’une longue relation avec un collègue, Julian; on comprendra qu’elle a fait une fausse couche qui a mis fin à son espoir d’avoir un enfant et que Julian s’est très vite remis en couple avec une femme plus jeune… C’est donc après cette rupture douloureuse qu’elle se soumet avec réticence à l’expérience d’une cohabitation avec un robot censé répondre à ses besoins et à ses désirs.

Mais l’expérience commence très mal parce que l’entreprise a programmé le robot à partir de présupposés totalement conventionnels sur l’amour romantique: Tom, cet homme idéal aussi séduisant que délicat, devient un véritable repoussoir pour Alma qui n’a besoin ni d’un homme de ménage ni d’un expert érotique… Leur relation prend un nouveau cours quand Tom s’investit dans le domaine intellectuel d’Alma et lui révèle qu’une autre équipe, en Argentine, vient de publier sur le sujet qu’elle travaille avec son équipe depuis des années…

Sauf que cette péripétie est hautement improbable, la recherche scientifique étant caractérisée par son interconnexion internationale – on voit mal comment une équipe scientifique pourrait ignorer le travail d’une autre équipe sur le même sujet et, plus encore, méconnaître l’existence de ses publications… Passons sur cette invraisemblance.

Alma réagit violemment à cette déception et se soûle avant de provoquer sexuellement Tom qui décline poliment l’invitation parce qu’elle est ivre… Le lendemain, elle lui fait ses excuses qu’il accepte de bonne grâce. A partir de là, leur relation devient plus «personnelle»; Alma, déstabilisée par son échec professionnel, se livre peu à peu à Tom. Elle l’emmène à la visite hebdomadaire qu’elle fait à son père qui commence à perdre la tête. Elle croise Julian qui l’invite à sa crémaillère avec Tom, qu’il prend pour son nouveau compagnon: lors de la soirée, Tom montre une perspicacité hors du commun (et pour cause) face au malaise de la nouvelle compagne de Julian.

Blessée par la révélation de la grossesse de celle-ci, Alma s’enfuit et Tom part à sa recherche. Ils se retrouvent au Musée des antiquités où elle travaille, lors d’une visite nocturne et clandestine qui les rapproche. De retour chez Alma, ils font l’amour et Tom demande à Alma de lui décrire le plaisir qu’elle vient d’éprouver… Un robot peut donner du plaisir sexuel mais est incapable d’en éprouver.

Le lendemain, Alma prend conscience de l’artificialité de la situation et met fin à l’expérience, renvoyant Tom à l’usine qui l’a programmé. Toujours d’égale humeur, il fait sa valise et s’en va. Quand l’évaluatrice (elle-même un robot) dépêchée par l’usine vient s’enquérir de la bonne marche de l’expérience, Alma se rend compte que Tom n’est pas retourné à l’usine. Elle part à sa recherche au Danemark où elle lui a raconté avoir vécu son premier amour avec un garçon qui lui ressemblait. Il l’attend effectivement sur l’aire de jeu où l’adolescente rêvait au premier baiser…

Cette fin «romantique» dessert le propos du film, qui semblait plutôt explorer de façon critique le fantasme de «l’homme idéal»: même si les femmes hétérosexuelles sous le patriarcat peuvent rêver d’un homme qui serait dépouillé de tous les oripeaux de la domination masculine, il n’en reste pas moins que la dynamique d’une relation, qu’elle soit amoureuse ou amicale, réside dans la confrontation avec une personne différente de soi dont les besoins et les désirs peuvent souvent entrer en conflit avec les nôtres. Et ce sont justement ces conflits qui nous amènent à évoluer, à interroger nos propres besoins et désirs… Quoi de plus ennuyeux qu’un·e partenaire qui serait tout entier·e à notre écoute sans jamais manifester sa personnalité propre!

Bizarrement, le titre original (allemand) du film utilise le terme Mensch (être humain) et non pas Mann (homme), ce qui suggère un robot non genré, contrairement à ce qu’explore le film. La dimension genrée du rapport humain à un robot est d’ailleurs soulignée par la rencontre que fait Alma avec un collègue plus âgé et peu doté par la nature, ayant fait l’expérience d’héberger un robot féminin et manifestant l’entière satisfaction d’avoir trouvé «chaussure à son pied» en la personne d’une jeune femme qui le regarde avec une admiration béate…

Autrement dit, dans une société structurée sur la domination masculine, le robot ne fait que pousser à son extrême limite les rapports de domination institués par le patriarcat et le capitalisme. Celui qui a été élevé de façon à trouver naturel qu’autrui soit à son service peut se satisfaire d’un·e partenaire robotique; alors que celle qui a été élevée dans le souci de l’autre éprouvera une gêne intense à cette relation totalement servile.

Malgré sa fin un peu frustrante, le film de Maria Schrader (déjà réalisatrice en 2020 de la mini-série Unorthodox) a donc le mérite de poser de façon psychologiquement réaliste la question de «l’homme idéal», en en dessinant à la fois les composantes et les contradictions.

Geneviève Sellier est historienne du cinéma, www.genre-ecran.net

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mercredi 27 novembre 2019

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