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Histoire & liberté

Chroniques aventines

Vous êtes perdus pour l’histoire!»: telle fut la saillie de l’un de mes professeurs à l’université de Neuchâtel. Il venait d’apprendre qu’au suivi de sa discipline, j’allais adjoindre celui de la sociologie générale (en effet prévue dans le cursus de sciences politiques que j’ajoutais à mes études). Cette formule, définitive – soulignée par un geste accablé et une œillade ironique – avait de quoi frapper ma cervelle molle. Je devinais, cependant, qu’un jugement aussi péremptoire ne pouvait se fonder que sur une idée trop étroite des sociologues. Une idée, au vrai, injuste – tous les successeurs de Comte ou de Durkheim n’envisageant pas la connaissance du social comme s’opérant dans un temps immobile; tous n’appréhendant pas la société comme un système clos et pérenne.

Mais la formule définitive du mandarin neuchâtelois avait le mérite d’appuyer – en creux – cette vertu singulière de savoir repérer l’action du devenir sous un réel même engourdi.

Un deuxième souvenir – moins personnel celui-ci et plus ancien – avait déjà contribué à interroger mon rapport à l’histoire. En 1989, sous les coups d’insurgés aux motivations encore incertaines, s’effondraient le mur de Berlin puis l’Union soviétique. «Incertaines»? Avant la distribution d’un billet bleu de 100 deutschemarks par les autorités de la République fédérale allemande et sa dépense – par d’aucuns – dans des McDonald’s et autres sex-shops, de fait, certains postulaient que la révolte à l’Est était animée par la quête d’un socialisme différent – un socialisme de la liberté.

Suivit la fameuse antienne de la «fin de l’Histoire»: l’humanité avait enfin trouvé – avec l’économie libérale de marché – l’organisation collant à son anthropologie, à son esprit et ses affects.

La désillusion voire une forme de torpeur me figea quelques années – jusqu’au rebond des luttes sociales à l’automne 1995 puis au fleurissement des mouvements altermondialistes. Le fin mot de l’Histoire ne semblait pas pour tout de suite…

Troisième réminiscence: une ferme dans le hameau de Mategnin. Un temps – temps de labeur et de remises en question à la suite des deuils divers – je vécus dans une exploitation agricole. Au vrai, le travail m’en délogeait dès l’aube et je n’y revenais que bien après la tombée de la nuit. Couplé à des lectures intenses, à d’absorbants longs-métrages noctambules, ce rythme menaçait de provoquer une sorte de déphasage mental. M’en préserva la contemplation occasionnelle de l’activité agraire de mes hôtes, les patientes germinations, le meuglement des bovidés. A chaque saison, sa ritualité; à chaque heure, ses gestes réguliers, sobres, nécessaires. Dans ces cycles répétés, dans cette sollicitude besogneuse et tranquille, l’âme tourmentée pouvait trouver à s’inscrire, à s’envelopper. A s’oublier même.

Longtemps, en Occident, l’être humain parut le jouet du Temps. Un Temps arrêté ou cyclique.

Produits concomitants et ambigus d’une nouvelle confiance en l’Homme (suite aux Grandes Découvertes, à l’humanisme renaissant, à la Réforme et aux Lumières), la Révolution française et la révolution industrielle font dévier la durée de ses gonds. En une existence terrestre, l’organisation humaine comme l’environnement naturel peuvent désormais muter plusieurs fois jusqu’à en devenir méconnaissables.

Sommes-nous condamnés à un sort réglé ou à celui du liège ballotté par les courants ? Sommes-nous condamnés à la condition d’objet?

L’Histoire est école de la liberté. Elle nous enseigne que la société n’a pas – de tous temps – fonctionné suivant les règles actuelles; d’autres valeurs peuvent donc être envisagées. Sa contribution émancipatrice tient à ce qu’elle dévoile les dynamiques à l’œuvre sous l’apparente perpétuation de ce qui est, à ce qu’elle dénaturalise la réalité, nous contraint de ne pas tenir l’établi pour naturel. Nos vies et le monde sont-ils pour autant matières à toutes les vanités prométhéennes ? Certes pas.

La réalité est dialectique – croisant déterminismes et subjectivités, causalités et actions.

Dans son 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte (1851), combinant d’une certaine façon le matérialisme historique et l’idéalisme (celui de la lutte des classes), Marx soutient précisément que «les hommes font leur propre histoire, mais (qu’)ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé.»
A

insi, si une certaine sociologie nous convainc – de bon ou mauvais gré – de la quiddité du présent, la conscience historienne, elle, borne et libère à la fois. Face aux oppressions qui nous enserrent le corps et l’esprit, elle appelle les héros à la modestie et n’autorise pas la fuite aux couards. Elle signale l’exact pourtour de nos responsabilités et, depuis le tournant des Annales – école fondée par Marc Bloch et Lucien Febvre –, dépsychologise la marche du monde et ne voit d’éventuel sujet que collectif.

Sans être une feuille vierge – n’en déplaise aux bâtisseurs d’utopies –, l’avenir n’est pas pour autant écrit. Il reste notre affaire. Ne nous défilons pas, ne soyons pas perdus pour l’Histoire!

Mathieu Menghini est historien et praticien de l’agir et de l’action culturels (mathieu.menghini@lamarmite.org).

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lundi 8 janvier 2018

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