Artistes romand·es en danger
Les compagnies de théâtres romandes sont en danger. Et a fortiori l’ensemble des praticien·nes des arts vivants dans notre région. Cette fois la salve n’émane pas d’une quelconque frange de droite coupeuse de budget, mais fait suite aux conclusions d’un rapport émanant du monde culturel lui-même. De quoi s’agit-il? La CORODIS1>Commission romande des arts du spectacle. a publié une étude qui constate des dysfonctionnements sociaux au sein du monde des arts de la scène, mais suggère, pour y remédier, entre autres solutions (certaines par ailleurs bonnes, comme l’aide à la reprise), une réduction du nombre de spectacles, ou, dit plus prosaïquement, une sélection darwiniste pure et dure. Le danger est grand, car les décideurs culturels romands (les politicien·nes en charge comme les membres de commissions diverses) sont sensibles au lobbying et aux doctes «expertises» de tout acabit. Ainsi, si l’on n’y prend pas garde, les suites de ce rapport pourraient s’avérer désastreuses pour les artistes2>Lire l’analyse de la Faîtière genevoise des producteur·ice·x·s Théâtre indépendant et professionnel www.tigreasso.ch/l/communique-de-presse2. Le rapport propose entre autres un «fonds de reconversion» pour artistes écartés, un rêve éveillé pour celles et ceux qui veulent en finir avec cette pléthore d’artistes «subventionnés» et suspects par essence! Dans les franges les plus réactionnaires de la société, ce texte est une aubaine pour entonner le couplet du dégraissage, et certains de ses porte-voix locaux s’engouffrent avec délectation dans la brèche.
A peine le rapport paru, un des fers de lance médiatiques de la nouvelle droite, l’animateur Pascal Décaillet, lui consacre une émission entière en omettant bien entendu d’inviter la ou le moindre responsable d’une compagnie indépendante. Au contraire, outre un conseiller municipal vert’libéral totalement hors sujet et une élue PLR de bon aloi, il invite le directeur du Théâtre de Poche (Genève), dont le discours néolibéral décomplexé sidère et inquiète. Après avoir égrené avec fierté ses titres de gloire (directeur d’institution, directeur de l’Union des théâtre suisses romands, membre de la CORODIS) le directeur en question, Mathieu Bertholet, use de son temps d’émission pour tirer à boulets rouges sur les compagnies indépendantes, accusées de promouvoir le «travail à bas coût», de ne pas être soumises à des contrôles comptables dignes de ce nom contrairement à la très sérieuse institution qu’il représente, et de constituer pour cette même institution «une concurrence déloyale». Tel un Macron en roue libre, notre homme s’enflamme et demande que la Ville de Genève fasse preuve de «courage» en cessant de subventionner à tout va, et fasse un choix drastique entre élus et réprouvés. Ce que deviendront ces dernier·ères? Le directeur ne le dit pas. Mais son combat, il le mène bien sûr au nom de la lutte contre la «précarité»! Ainsi, si l’on suit le raisonnement, pour lutter contre la précarité, la solution consisterait à précariser d’avantage les personnes concernées. Le festival continue sous les yeux humides des invité·es et le sourire ému de Pascal Décaillet, qui a enfin trouvé un discours politico-artistique en phase avec sa doxa. Le directeur du Poche précise sa pensée en dénonçant non seulement celles et ceux qui produiraient des spectacles «à bas coûts ici à Genève, ou à Lausanne ou à Fribourg», mais aussi «à bas coûts de l’autre côté de la frontière». Ce type de propos aux glauques relents se situe aux antipodes des valeurs défendues par l’immense majorité des artistes.
Comment un tel affaissement éthique au sein du monde culturel local a-t-il été rendu possible? La responsabilité des décideurs culturels genevois et en particulier de la Fondation d’art dramatique (fondation de droit public qui chapeaute le Théâtre de Poche et la Comédie) est grande. A force de laisser carte blanche aux nouveaux marquis, sans réel contrôle de fréquentation de leurs salles ou de satisfecit du public, à force d’oublier que le théâtre est d’abord un service public et pas un microcosme mondain, ces édiles éphémères ont permis que s’installe un discours élitiste ne reposant sur aucune légitimité particulière, et empreint d’une violence sociale inédite pour nos milieux. Le renoncement par la Ville de Genève à soutenir, dès la fin de cette année, les spectacles publics des compagnies indépendantes au Théâtre Pitoëff, (théâtre situé au centre de la ville et restauré par cette même Ville à coût de dizaines de milliers de francs) est une des premières victoires des tenants de la nouvelle doxa. Le public comme les compagnies sont les grand·es perdant·es.
Il va de soi que les compagnies indépendantes constituent l’essence même du théâtre; elles sont le vivier dans lequel puisent les théâtres institutionnels, dans un échange profitable aux deux parties loin d‘être antagonistes contrairement à ce que laisse entendre ce discours. Les compagnies indépendantes doivent rendre des comptes tout aussi sérieux que les institutions, sont soumises à un examen comptable et à des vérifications rigoureuses, justifient chaque dépense et paient leurs collaborateur·trices de façon parfaitement décente. Le darwinisme social ne peut et ne doit pas avoir lieu dans les arts de la scène. Le public et les artistes doivent s’unir pour contrer l’offensive pernicieuse en cours et pour défendre la diversité créatrice dans tout son foisonnement. Pour terminer, on précisera aux lectrices et lecteurs qu’à Genève la culture est tenue par la gauche. L’avenir nous indiquera ce que cela signifie réellement.
Notes
Dominique Ziegler est auteur metteur en scène, directeur de Cie de Théâtre Indépendante, www.dominiqueziegler.com