Histoire

Des morts pas toujours raisonnables

Le physicien Pierre Zweiacker a écrit Morts pour la science, narrant le destin tragique de 68 chercheurs.
Des morts pas toujours raisonnables
Pendant des années, des scientifiques se sont cassé les dents sur le problème de Fermat, jusqu’à sa démonstration par le mathématicien britannique Andrew Wiles en 1994. KEYSTONE
Sciences

On ne devrait pas en rire. Ni même sourire. Mais parfois, il est impossible de se retenir de pouffer ou de lever les yeux au ciel en lisant Morts pour la science de Pierre Zweiacker. Dans cet ouvrage drôle et intelligent, le physicien et docteur ès sciences de l’Université de Lausanne a sélectionné toute une brochette de chercheurs qui ont donné leur vie pour faire avancer la connaissance.

William Bullock, qui a inventé la rotative offset à alimentation en continu, s’est ainsi fait broyer par cette dernière. Archimède a été tué lors du siège de Syracuse: il était plongé dans ses réflexions et n’a pas prêté l’oreille aux injonctions d’un soldat romain qui venait troubler ses calculs. Récemment encore, en 2003, Kirsty Brown a payé de sa vie ses recherches sur le léopard des mers. Pierre Zweiacker raconte 68 destins tragiques, évoquant par là même l’histoire de la science mais aussi le contexte social et politique des découvertes, les passions des hommes et un peu leur bêtise.

Comment avez-vous sélectionné ces chercheurs qui sont morts pour la science?

Pierre Zweiacker: J’étais tombé sur un cas de meurtre dans un livre sur l’histoire de l’électricité et je me suis demandé si d’autres décès s’étaient produits dans le contexte de la recherche. J’ai fait une recherche croisée sur internet, avec des professions comme chimiste, biologiste, médecin, ingénieur… et des expressions comme «a été tué», «s’est fait assassiner» ou «a mis fin à ses jours» et petit à petit, j’en ai eu une certaine collection.

Tous ne sont pas décédés pendant leurs recherches ou leurs expériences…

Le lien avec la recherche en général est assez clair, sauf dans la dernière partie, celle des disqualifiés (ce sont les cas limites, par exemple celui d’Evariste Galois, un mathématicien mort lors d’un duel d’ordre sentimental, ndlr).

Vous commencez votre ouvrage par les mathématiques, qui semblent rendre fous tout le monde.

(Rires) Non pas tout le monde, mais il y a quelques exemples, effectivement. Les mathématiques prennent la tête, de manière générale, si vous vous y plongez vraiment. Yutaka Taniyama s’est ainsi ôté la vie parce qu’il était complètement obsédé par les maths, même si les raisons d’un suicide sont multifactorielles. Il a d’ailleurs laissé une lettre disant qu’il ne savait pas exactement pourquoi il se suicidait.

Le problème de Fermat a aussi obnubilé les mathématiciens pendant de nombreuses années. Il prétendait avoir démontré l’inexistence de nombres entiers tels que A3+B3 = C3, mais ses calculs ont été perdus. Plusieurs scientifiques qui ont tenté de retrouver cette démonstration s’y sont cassé les dents…

C’était un vrai casse-tête. Ce n’est toujours pas clair si Fermat avait réussi à démontrer ou non sa conjecture. Cela paraît bizarre qu’il ait pu faire cette démonstration alors que les mathématiques, en son temps, étaient beaucoup moins développées qu’aujourd’hui. D’un autre côté, c’est curieux qu’il ait pu l’affirmer sans en être sûr et que cela se soit pourtant révélé juste.

Dans la partie consacrée à la physique, on voit que beaucoup de scientifiques décédaient au cours de leurs recherches. Est-ce parce qu’à l’époque ils expérimentaient souvent sur eux-mêmes?

Il y a tout de même quelques assassinats, comme celui d’Ulugh Beg (en 1449, par son propre fils, qui n’appréciait pas des masses que son père veuille développer culturellement et artistiquement Samarkand – actuellement en Ouzbékistan – plutôt que se consacrer aux conquêtes militaires, ndlr). Plus récemment, Richmann est mort accidentellement, foudroyé (en 1753). Boltzmann a plus ou moins été poussé au-dessus du vide parce qu’il avait développé une théorie cinétique iconoclaste, dans la mesure où il introduisait des statistiques en physique (au début du XXe siècle, et la question était de savoir ce que faisaient par exemple les atomes dans une machine à vapeur, ndlr). Il a été un professeur recherché par plusieurs universités et d’un coup, en ayant expliqué le phénomène des processus irréversibles qui auraient dû lui valoir une renommée supplémentaire, au contraire, il est tombé en disgrâce jusqu’à ce qu’il soit poussé à se suicider. Mais comme je l’ai déjà dit, le suicide est toujours multifactoriel.

J’évoque également le cas de Marie Curie, qui a été victime de certains effets de la radioactivité, inconnus au début de la recherche. Quand on a découvert que la radioactivité pouvait avoir des effets nocifs, Marie Curie a fait une sorte de déni: elle pensait que c’était un miracle qui permettait de soigner les cancers. Nous faisons encore de la radiothérapie, mais dans des conditions bien définies. On ne peut pas aller soigner son cancer en se promenant à Fukushima. Nous avons aussi le cas des époux Krafft, qui étaient complètement fascinés par les volcans, au point de prendre des risques invraisemblables jusqu’au jour où ils en ont été victimes. Au final, il n’y a pas vraiment de points communs entre tous ces cas.

Dans votre livre on trouve aussi des coïncidences macabres. Ainsi Fritz Haber, qui était juif, a inventé un puissant insecticide. Après sa mort, ce produit, baptisé le Zyklon B, a été utilisé par les Nazis dans les chambres à gaz…

Ce monsieur Haber avait un profil psychologique pas très reluisant. Il cherchait la notoriété par tous les moyens. Il l’a obtenue de manière assez honorable dans le développement des engrais qui ont permis de nourrir la population en pleine croissance, mais ensuite il a profité de la Première Guerre mondiale pour développer ses gaz toxiques, particulièrement en utilisant le chlore, puis en produisant des insecticides. Il voulait être reconnu et il l’a été puisqu’il a reçu un Prix Nobel. Mais sa femme, chimiste également et catastrophée par les recherches meurtrières de son mari, s’est suicidée de désespoir. LA LIBERTÉ

«La science ne produit pas des vérités»

Le livre de Pierre Zweiacker rappelle aussi que la science nécessite de l’expérimentation, de la recherche, de la rigueur. «Ce qui définit la science n’est pas l’objet étudié mais la méthode appliquée. Ce que Michel Gauquelin avait voulu faire en astrologie était d’étudier les relations entre les astres et les destins des personnes. Il a fini par ne rien trouver du tout et par se suicider», note le physicien. Qui assène: «La science ne produit pas des vérités, mais des conclusions, dans lesquelles il y a toujours des marges d’incertitude».

Et le docteur ès sciences d’étayer son propos par deux exemples. «L’Agence internationale de recherche sur le cancer dit que la cancérogénicité d’une substance est scientifiquement prouvée quand trois laboratoires sont arrivés à cette conclusion et qu’aucun laboratoire ne l’a contredite. C’est un critère, mais pourquoi trois et pas quatre ou deux? La science a l’objectif d’arriver à une connaissance aussi fiable que possible, alors si on demande que quatre laboratoires vérifient ce sera plus fiable, mais aussi plus difficile, car il n’est pas aisé de demander des crédits pour étudier quelque chose qui a déjà été étudié par d’autres. Alors que c’est absolument fondamental: la reproductibilité des résultats est fondatrice de la démarche scientifique. On peut dire la même chose des particules fondamentales. La règle est que l’existence d’une particule est scientifiquement prouvée lorsqu’elle a pu être observée dans deux accélérateurs de particules différents. Mais le boson de Higgs a uniquement été observé au CERN, car c’est le seul lieu capable d’en produire. Selon ce critère, l’existence de cette particule n’est donc pas «scientifiquement» prouvée», note Pierre Zweiacker. TB

Pierre Zweiacker, Morts pour la science, Ed. Quanto, 406 pp.

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