Exposer des enfants à des fins esthétiques?
Je me réjouissais de voir chanter mon neveu de 10 ans et ses camarades de maîtrise du CPMDT (Conservatoire populaire de musique, danse et théâtre) sur la scène du Grand Théâtre, dans Turandot 1> Lire la critique de Gianluigi Bocelli, «La guérison de Turandot», dans notre édition du 22 juin . Un projet exaltant, répété depuis deux ans par les élèves. Exaltant, oui. A en couper le souffle…
On leur a parlé d’une histoire de princesse capricieuse, difficile à marier. De Puccini. On leur a parlé du travail à fournir, de la rigueur, de la disponibilité nécessaires. On leur a fait essayer robes blanches et perruques de communiantes.
On ne leur a rien dit du décor où ils allaient défiler avec des fleurs. On a préféré leur laisser la surprise. C’est sur place qu’ils ont découvert les humains massés, suffocants, derrière une vitre, comme du bétail. Les bourreaux masqués, les clowns tueurs. Toute une atmosphère de conte…
On a aussi oublié de spécifier la nature de leur rôle et les circonstances de leur première apparition. Ils ignoraient qu’ils allaient participer à une palpitante scène de mise à mort par castration. Qu’ils allaient chanter autour d’un corps mutilé, gisant, auquel une araignée géante, pourvue de longues griffes rouges, allait arracher le sexe avant de le dévorer avec des airs de délectation sadique. Leur innocence offerte au profit du contraste artistique.
On a aussi oublié d’en aviser leurs parents, qui ont accueilli ce projet d’envergure comme un privilège, en se fiant à l’étiquette du CPMDT, à celle du Grand Théâtre de Genève. Les parents relatent que les petits chanteurs ont exprimé leur désarroi dès les premières répétitions, jetés dans un projet qui ne ressemblait pas du tout au conte qu’on leur avait fait miroiter.
Jusqu’où peut-on exposer des enfants à des fins esthétiques? Comment a-t-on pu les laisser baigner dans une telle ambiance pendant des semaines entières de répétition sans que ne se pose la question du contenu pédagogique d’un tel projet?
A Genève, les jeunes talents bénéficient d’aménagements scolaires et de sollicitations culturelles gratifiantes pour progresser dans leur cursus sportif ou artistique. Mais que met-on en œuvre pour les protéger dans leur développement, jetés dans un monde d’adultes exigeants et ambitieux, pour qui tout converge en premier lieu vers l’objet artistique? N’existe-t-il pas de loi pour encadrer la participation d’enfants à des spectacles d’adultes mêlant violence et érotisme?
Car encore faudrait-il que le public-cible soit défini avec bonne foi par la grande maison genevoise. Les enfants ne sont pas davantage épargnés dans la salle. Face à nos doutes, le personnel de la billetterie nous a assuré que nous pouvions prendre des places pour toute la famille, y compris pour des enfants de 8 ans! «Le spectacle n’est pas pensé pour le jeune public, mais comme tout est symbolique, ça ne pose aucun problème.»
Si l’araignée peut être perçue comme un symbole (terrifiant, à hauteur d’enfant), la castration, la mutilation, la guerre, sont loin d’être seulement suggérées. A la télévision, de telles images porteraient nécessairement une mention d’âge minimum. Par la suite, les parents des petits chanteurs ont été avertis par WhatsApp que le spectacle était visible dès 10 ans (!), mais cette mention n’apparaît nulle part ailleurs, et les places déjà achetées pour des enfants plus jeunes n’ont pas été remboursées.
En 2015, le Grand Théâtre de Genève avait annulé une commande auprès du même metteur en scène, jugeant son opéra trop violent. Avec de tels antécédents, il semble alertant que des enfants aient pu être intégrés à un nouvel opéra sans aucune vigilance.
* Metteure en scène, dramaturge et intervenante en milieu scolaire, ancienne critique théâtrale pour Le Courrier.
Notes