Leur victoire
Rarement un succès électoral n’aura autant mérité le qualificatif d’historique! Après deux siècles de gouvernements oligarchiques, un candidat s’identifiant à la gauche a été élu dimanche président de la Colombie. A force d’obstination et après avoir patiemment unifié le mouvement social, Gustavo Petro est parvenu là où aurait dû s’élever en 1948 le leader populaire Jorge Eliecer Gaitan, assassiné aux portes du pouvoir. L’attentat avait précipité le pays dans la guerre civile – et conduit à bien d’autres exécutions de candidat·es progressistes – jusqu’à l’accord de paix signé en 2016.
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On mesure aujourd’hui toute la portée du renoncement aux armes négocié à Cuba entre le gouvernement de Juan Manuel Santos et les FARC. La guérilla l’a très chèrement payé, nombre de démobilisé·es ont été assassiné·es, et la plupart vivent très modestement, souffrant de promesses économiques jamais tenues. Mais les accords de La Havane ont opéré en profondeur: dégagée du stigmate de la violence politique, la gauche a pu remettre en avant son projet, ses valeurs, aidé en cela par la faillite du modèle libéral autoritaire. Le peuple n’a pas tardé à suivre.
L’arrivée de Gustavo Petro à la tête de l’Etat n’efface pas ces années de domination quasi féodale qui ont modelé la Colombie. Concentration des terres, violence sociale et politique, marginalisation géographique, corruption, monopole médiatique, racisme, les structures de pouvoir reposent sur des fondations profondes. M. Petro, qui lorsqu’il dirigeait la mairie de Bogota avait été destitué pour avoir socialisé le ramassage des ordures, va devoir affronter une tout autre adversité.
Sans majorité parlementaire, confronté à une élite administrative et économique hostile, à une armée et à une police qui craignent de payer pour leurs crimes, Gustavo Petro devra avancer prudemment mais résolument. Il le peut, car le nouveau chef de l’Etat a une réelle légitimité. Ni la fraude électorale, ni la vindicte médiatique, ni l’épouvantail vénézuélien, ni le ralliement de la droite classique au populiste Rodolfo Hernández, rien n’a pu arrêter sa formidable marche en avant. Le bond de la participation, dans ce pays connu pour son apathie électorale, atteste de l’attente suscitée. Ce crédit, M. Petro doit le mettre rapidement à profit. Car le ressac du désenchantement peut être violent. Le cas du Pérou, où le président élu il y a plus d’un an, Pedro Castillo, demeure l’otage de l’ancien pouvoir, doit servir de contre-exemple.
La Colombie n’en est, heureusement, pas là, et l’heure est à l’émotion et à la joie. L’émotion de repenser aux milliers de Colombien·nes, indigènes, paysan·nes, Afro-colombien·nes, jeunes des quartiers ou étudiant·es, syndicalistes, militant·es écologistes, politiques ou pour les droits humains tués ou contraint·es à l’exil sous les régimes criminels qui se sont succédé et ont appliqué à la lettre les doctrines de contre-insurrection avec la complicité des gouvernements occidentaux. Joie de penser que cette victoire est aussi et surtout la leur.