Chroniques

Les bonnes affaires de la guerre

Transitions

L’invasion de l’Ukraine a provoqué la stupeur, mais s’il y a une chose à laquelle je ne m’attendais pas, c’est l’instrumentalisation de cette guerre par les bellicistes et les marchands de canons pour relancer leurs affaires. Surtout en Amérique, bien sûr, mais aussi dans notre tranquille Helvétie d’ordinaire bien planquée. Deux milliards de plus par année au budget de l’armée dès 2030, comme ça, sans coup férir, c’est du jamais vu. La désinhibition soudaine de ceux qui habituellement se cramponnent au frein à l’endettement provoque un retour instinctif aux fondamentaux de la défense armée et à ses prolongements économiques. Pour l’industrie suisse d’armement, plus besoin de venir pleurer misère devant le parlement pour qu’il se montre plus compréhensif à l’égard de ce commerce: il suffit de dire «Ukraine» et chacun, surtout à droite, comprend qu’il s’agit de resserrer les rangs.

En matière d’exportation d’armes et de neutralité, cependant, nos lois présentent quelques malencontreuses résistances à ces élans guerriers, ce qui oblige le Conseil fédéral à naviguer dans une casuistique hasardeuse. Armer l’Ukraine, directement ou par l’intermédiaire de l’Allemagne et du Danemark qui nous sollicitent? La loi qui l’interdit vient d’être révisée et elle se trouve sous la menace d’une initiative populaire: c’est embêtant. D’autant plus que des armes ou du matériel militaire suisse ne cessent d’atterrir sur des champs de bataille où il et elles ne devraient pas se trouver: Syrie, Afghanistan, Libye, Nigeria, Yémen. Ça fait désordre!

De l’autre côté, pour ce qui concerne la Russie, la Suisse ne paraît pas beaucoup plus au clair sur l’application des sanctions contre Poutine. Ses amis oligarques coulent encore des jours paisibles du côté de Genève ou de Zoug, plaques tournantes du commerce de pétrole et du charbon, dont les bénéfices ruissellent jusqu’à Moscou. A partir de là, on pourrait redouter le plus cynique des scénarios: la mise en place d’une sorte de chassé-croisé aux allures de neutralité: des armes pour l’Ukraine et du cash pour Poutine… Ça me rappelle quelques souvenirs.

On a rappelé récemment les vingt ans du «rapport Bergier», ce monumental travail de mémoire sur l’attitude de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale. L’accueil que le parlement et en particulier la Commission des affaires juridiques du Conseil national avaient réservé au professeur Bergier et à son équipe avait été humiliant en raison des attaques de la droite, en particulier de l’UDC, outrée qu’on ose s’en prendre au mythe du réduit national, symbole fantasmé de notre héroïque résistance à Hitler. Nous étions une dizaine d’élu·es à demander avec insistance un débat en séance plénière de l’Assemblée fédérale. Il n’a jamais eu lieu. Pourtant, pouvait-on lire dans le rapport de synthèse, «ce livre concerne directement le présent. (…) Cette histoire ne cesse de nous hanter. (…) Elle implique des décisions, elle façonne notre vision de l’avenir». La classe politique a préféré passer à l’ordre du jour…

Dommage, car aujourd’hui j’ai l’impression que l’histoire bégaie. Pour mémoire, le rapport détaille l’aide substantielle apportée par notre pays à Hitler. Les affaires économiques et commerciales allaient si loin que la Commission Bergier a pu écrire qu’il s’agissait en quelque sorte d’un «corporatisme organique entre le gouvernement et l’économie». Quant à notre neutralité, son rapport est encore plus sévère: «La Confédération utilisa l’alibi de la neutralité avec un légalisme dépourvu de sensibilité pour éviter un engagement humanitaire plus marqué.»

Retour encore plus loin en arrière. Dans les années 1970, membre de la Commission fédérale pour la révision totale de la Constitution, je m’étais étonnée du fait que la neutralité ne figurait nulle part dans le projet qui nous était soumis. L’Office fédéral de la justice avait confirmé qu’il ne s’agissait pas d’un oubli: la neutralité n’est «qu’un moyen au service d’une cause». Dans le texte actuel, elle n’apparaît ni à l’article 2 consacré aux buts de l’Etat et pas davantage à l’article 54 sur les affaires étrangères. Elle ne constitue donc pas un principe fondamental, ni un dogme. Juste un outil «au service d’une cause», à savoir les buts assignés à l’Etat selon le texte constitutionnel: «la liberté, les droits du peuple, l’indépendance et la sécurité du pays».

Dans les débats actuels sur l’orientation de notre politique étrangère, il est souvent question de «nos valeurs». Certains les situent dans le giron de l’OTAN, dont ils souhaitent se rapprocher. Pour ma part, ce n’est certainement pas sur cette organisation – bras avancé des faucons du Pentagone et des marchands de canons américains – que je compte pour voir fleurir les miennes. Je place au contraire mes espoirs sur une compréhension apaisée de la neutralité: alors que certains lui assignent une mission militaire, il faudrait plutôt voir en elle la base d’un engagement pacifiste, coopératif et solidaire envers les autres nations.

Anne-Catherine Menétrey-Savary est ancienne conseillère nationale. Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

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lundi 8 janvier 2018

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