Des Afghanes aux Américaines…
Le 3 mai dernier, j’entendais, sur la radio romande, l’interview de la journaliste Solène Chalvon-Fioriti à propos de son livre La femme qui s’est éveillée, une histoire afghane (Flammarion). Envoyée en 2011 par Charlie Hebdo en Afghanistan pour un reportage, elle assiste à une scène insolite dans les toilettes de la faculté de droit de la capitale: une jeune femme, qui a tenté d’avorter, se vide de son sang. Si sa famille l’apprend, elle la tuera. La Française la conduit dans une clinique tenue par une ONG; on fait croire à une fausse couche, la femme est sauvée, son secret préservé.
Depuis, la journaliste revient régulièrement en Afghanistan, suit des membres courageuses du réseau clandestin de la «Pill force», qui mettent leur vie en jeu pour distribuer des pilules abortives dans tout le pays, afin de sauver des jeunes filles d’accouchements mortels, ou d’épargner à des étudiantes des grossesses non désirées. Les Afghanes, d’abord méfiantes, s’ouvrent lentement à cette étrangère un peu naïve, venue d’un pays où être féministe signifie tout autre chose que sur cette terre aux mœurs patriarcales et pétrie de traditions ancestrales.
Solène y est retournée récemment, après que les talibans eurent refermé les écoles ouvertes quelques heures plus tôt, fin mars 2022. Début mai, ils ont à nouveau imposé la burka, cette prison de tissu. Elle raconte les rues vides de femmes, qui sont littéralement invisibilisées…
La RAWA, association révolutionnaire des femmes en Afghanistan, a été fondée à Kaboul en 1977 par Meena Keshwar Kamal, poétesse féministe afghane (1956-1987). Aujourd’hui, RAWA lutte contre «le fléau du fondamentalisme» et a notamment publié une liste de 29 interdictions imposées aux Afghanes par le régime des talibans. En préambule: «Les femmes n’ont aucun autre rôle à jouer que celui de procréer, satisfaire les besoins sexuels des hommes et s’atteler aux tâches domestiques.»
Interdiction totale de travailler en dehors du foyer, aller à l’école, étudier, parler à d’autres hommes que les marham (parent masculin qui accompagne obligatoirement la femme qui sort du foyer), rire de manière audible, se maquiller, porter des couleurs vives, se rendre à un événement public, faire du sport… Les femmes accusées d’adultère sont souvent battues jusqu’à la mort.
On ne peut certes pas comparer les Américaines aux Afghanes. Aux Etats-Unis, les femmes ont le droit d’étudier, sortir, s’habiller comme elles le veulent, parler aux hommes en public, etc. Cependant, le projet de la Cour suprême d’abroger le décret «Roe vs Wade» de 1973, qui rend légal l’avortement sur tout le territoire des Etats-Unis, relève de la même vision des femmes: leur destin est de procréer.
La contraception et l’avortement ont libéré les femmes de leur destin biologique et leur ont permis de choisir si elles veulent avoir un enfant ou pas. Or depuis 1973, le décret «Roe vs Wade» n’a pas cessé d’être attaqué par des associations ultraréactionnaires, souvent religieuses, issues du Parti républicain, qui prétendent défendre la vie, mais ont assassiné, dans les années 1990, des médecins qui pratiquaient l’avortement! Ces groupes ont si bien œuvré que dans les Etats du Mississipi, du Nebraska, du Missouri, plus de 95% des comtés ne disposent déjà plus de cliniques pratiquant les interruptions volontaires de grossesse.
Selon une estimation, si la Cour suprême revenait à laisser aux Etats le droit de légaliser ou non l’avortement, 21 sur les 50 que compte l’Union l’interdiraient probablement. Cela représenterait un recul de cinquante ans. Les premières victimes seraient, comme toujours, les femmes les plus pauvres, dont les Noires (60% des avortements actuels); on verrait le retour des aiguilles à tricoter, des hémorragies, des stérilités, des morts, alors que 63% des Américain·es sont en faveur de l’avortement.
On sait qu’interdire l’avortement ne diminue pas leur nombre, au contraire. Mais c’est une décision symbolique qui renvoie les femmes à leur destin biologique. Exactement comme en Afghanistan.
* Huguette Junod est écrivaine.