«Qui ne dit mot… ne consent pas!»
Depuis de nombreux mois, le parlement fédéral œuvre à la révision du droit sexuel dans le code pénal suisse qui vise, notamment et avant tout, à étendre la définition du viol.
La récente proposition de la Commission des affaires juridiques du Conseil des Etats prévoit à ce sujet d’inclure toutes les formes de pénétration (seule la pénétration péno-vaginale est actuellement reconnue) et d’abandonner la condition de contrainte.
En effet, la nouvelle définition du viol dans le code pénal appliquerait le principe du refus, solution dite du «non, c’est non». Seraient ainsi punissables les actes sexuels, ou analogues à l’acte sexuel, lorsque l’auteur passe intentionnellement outre la volonté de la victime, même s’il n’a pas exercé de contrainte (violence, menaces ou pression psychologique), alors que celle-ci avait exprimé son refus verbalement ou non verbalement. La disposition suivante est prévue: «Quiconque, contre la volonté d’une personne, commet sur elle ou lui fait commettre l’acte sexuel ou un acte analogue qui implique une pénétration du corps, est puni d’une peine privative de liberté de cinq ans au plus ou d’une peine pécuniaire».
L’obligation d’attester qu’elle avait exprimé son refus resterait donc imposée à la victime dans le but de démontrer que l’auteur avait bel et bien agi contre sa volonté.
Pour rappel, la solution alternative du «seul un oui est un oui», à ce stade non retenue par le parlement suisse, se base sur la manifestation du consentement: l’infraction de viol ou la contrainte sexuelle peuvent s’appliquer s’il peut être démontré que l’auteur ne s’est pas assuré du consentement de la victime. La Belgique, la Suède et le Danemark, par exemple, sont des pays qui ont récemment modifié leur définition pénale du viol, en intégrant cette notion du consentement, dit «positif».
Il sied de préciser que, dans les deux cas, le fardeau de la preuve incombera toujours à l’accusation; il en sera de même concernant l’examen de l’intention de l’auteur (à assujettir la victime contre son gré) et de l’évaluation de sa possibilité de comprendre la volonté de son ou sa partenaire.
Le débat se poursuit aujourd’hui en Suisse sur la meilleure option à intégrer dans la réforme.
Amnesty International Suisse, qui conduit une campagne nationale sur ce thème et défend la deuxième solution du «seul un oui est un oui», a publié fin avril une intéressante enquête auprès d’un échantillon représentatif de la population, qui montre que certaines représentations, que l’on peut qualifier de problématiques sous l’angle du consentement sexuel, restent actuelles pour une partie (minoritaire, heureusement) des répondant·es (par exemple: interpréter le silence de l’autre personne comme un consentement à des actes sexuels, considérer que le ou la partenaire consent à l’acte sexuel si elle a consenti une fois par le passé ou si elle dort). Malgré la persistance de ces perceptions, la majorité des personnes interrogées se montre toutefois en faveur de la solution du «seul un oui est un oui». Pour défendre ce point de vue, Amnesty International lance donc une pétition qui a pour but d’inviter le parlement à reconsidérer cette question.
La situation à Genève, vue du terrain
Le Centre LAVI de Genève – spécialisé dans l’aide aux victimes d’infractions pénales – s’est impliqué aux côtés d’Amnesty International dans le cadre de cette campagne.
Il nous a paru intéressant de confronter les enjeux à la réalité des situations traitées dans le cadre de nos consultations. Nous avons choisi, pour des raisons de faisabilité, de mener l’exercice sur les infractions à l’intégrité sexuelle ayant motivé des demandes de consultation durant les quatre premiers mois de l’année 2022. Bien que nos chiffres ne soient pas représentatifs d’une année entière d’activité, ils ont le mérite d’illustrer un extrait réel des faits qui nous ont été rapportés.
• 125 nouvelles situations concernant une atteinte à l’intégrité sexuelle ont été traitées par le Centre LAVI de janvier à avril 2022: 87% des victimes reçues sont des femmes ou des filles (dans nos statistiques annuelles, elles représentent habituellement, et de façon constante, plus de 90% des victimes); 94% des victimes masculines ont subi une agression sexuelle pendant l’enfance, tandis que c’est le cas de 34% seulement des victimes féminines, ce qui s’explique par le fait qu’elles sont bien plus concernées par les violences sexuelles, y compris après l’âge de 16 ans.
100% des victimes, quel que soit leur genre, ont subi des actes commis par un auteur masculin. Dans la grande majorité des situations, l’auteur est connu de la victime. Dans tous les cas, les actes subis ont des conséquences très importantes sur la santé de la personne, que ce soit sur le plan physique ou psychique, à tel point qu’elle en est impactée dans son quotidien.
• 52% de ces situations (65 cas) ont été enlevées de l’analyse car elles relèvent de typologies d’infractions qui ne s’appliquent pas suffisamment au débat juridique en cours sur le consentement: exploitation de la prostitution, personnes en situation de détresse/dépendance, faits impliquant une victime mineure (80% de cette catégorie) et contraventions à l’intégrité sexuelle au sens de l’article 198 CP.
Cependant, il est important de noter que les personnes concernées par ces autres infractions sont elles aussi, sur un plan personnel, directement confrontées à la question du consentement. Certaines disent qu’elles n’ont pas osé s’opposer, ou décrivent bien leur incapacité à réagir en raison de la tétanie dissociative dont elles ont été saisies – un phénomène bien connu chez les victimes de violences sexuelles. D’autres encore indiquent qu’un blocage psychologique les en a empêchées, en raison de la grande confusion ou de la gêne dans laquelle le comportement de l’auteur les a plongées, en particulier lorsque ce dernier est un adulte ayant d’habitude un rôle symbolique lié à l’encadrement ou à l’autorité.
• Le 48% restant concerne les victimes ayant subi une tentative de viol, un viol (art. 190 CP) ou une contrainte sexuelle (art. 189 CP), intervenu ou non dans le cadre du couple (60 situations: 59 femmes et 1 homme). C’est cette catégorie qui nous intéresse pour évaluer comment la justice les reconnaîtrait si seul le principe du «non, c’est non» est en définitive celui retenu pour qualifier le viol ou la contrainte sexuelle.
Des victimes mises hors jeu?
Parmi ces 60 situations retenues, 43% (26 cas) réunissent les éléments constitutifs des art. 189 ou 190 CP (comprenant les conditions de contrainte ou de menace), ou alors il s’agit de situations où la personne victime indique avoir dit clairement «non», sans toutefois résister physiquement. L’option du «non, c’est non» pourrait donc s’y appliquer.
Dans 38% des cas (23 situations), la personne victime n’a pas été à même d’exprimer son refus, que cela soit verbalement ou non. Ces situations nécessiteraient que la solution du «seul un oui est un oui» soit retenue par la justice pour être reconnues sur le plan pénal.
Enfin, nous n’avons pas d’information suffisante pour trancher dans 18% des situations (soit 11 cas).
Parmi les 23 personnes pour qui l’option du «non, c’est non» ne s’appliquerait pas, nous avons évalué que 9 cas pourraient éventuellement relever de l’article 191 CP (personne incapable de résistance) en raison d’une consommation importante de substance – alcool ou drogue, ingérés volontairement ou non – les rendant incapables de s’opposer. Il faut cependant souligner que la jurisprudence est extrêmement restrictive en la matière, limitant l’application de cet article aux seules victimes totalement incapables de se défendre: si l’aptitude n’est que partiellement altérée – par exemple en raison d’un état d’ivresse – la victime n’est pas incapable de résistance.
Pour les 14 cas restants, les descriptions faites par les victimes permettent de distinguer quatre catégories de causes expliquant leur absence de réaction verbale ou physique, qui peuvent se cumuler dans une même situation. Par exemple: «Je dormais et je me suis réveillée alors qu’il me pénétrait; j’étais tétanisée et je n’ai pas pu réagir.»
Les situations les plus représentées sont soit celle d’une femme qui a peur de son partenaire en raison de sa violence importante et qui n’ose pas lui refuser des actes sexuels pour cette raison, soit celle d’une femme en train de dormir, se faisant surprendre dans son sommeil et se réveillant en train d’être attouchée ou pénétrée (vaginalement, ou même analement dans un cas) et ne parvenant pas à réagir sur le moment pour différentes raisons (le plus souvent: peur, tétanie). Les situations de tétanie dissociative et d’emprise vis-à-vis de l’auteur viennent juste après.
Dans presque tous les cas, l’auteur, lorsqu’il y a eu confrontation, a prétendu que la victime était consentante, d’autant plus si elle avait déjà entretenu des relations intimes avec lui auparavant.
La grande majorité de ces situations concerne des femmes jeunes, de moins de 30 ans.
Toutes ont été forcées à subir ou à prodiguer des actes non désirés. Elles se sont vues imposer des relations sexuelles souvent brutales, dont certaines ont même été initiées à leur insu, pendant leur sommeil ou en profitant de leur état d’ivresse.
Or, aucune de ces victimes ne serait probablement reconnue comme victime de viol ou de contrainte sexuelle par la justice actuelle. Ni dans le futur, si l’option du «seul un oui est un oui» n’est pas retenue.
En conclusion, il est indubitable que le consentement positif est mieux à même de protéger l’intégrité sexuelle des victimes.
Muriel Golay est directrice du Centre LAVI Genève, centre de consultation pour les victimes d’infractions pénales.