Chroniques

L’Etat et le capitalisme

Chroniques aventines

Les éditions Delga viennent de faire paraître La Situation de la classe laborieuse en France – premier ouvrage d’Antoine Vatan, docteur en économie, ancien économiste au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (un service du Premier ministre) et professeur à l’Université Paris Nanterre.

Pastichant un vieux et fameux titre du révolutionnaire Friedrich Engels – s’intéressant au prolétariat britannique du milieu des années 1840 –, l’enquête de Vatan ne rechigne pas à user de la terminologie marxienne. Ce faisant, elle suscitera – n’en doutons pas – l’accusation d’archaïsme. Nous serons, de notre côté, plus mesuré tant cet essai nous convainc que les notions de «prolétariat», de «taux d’exploitation» ou de «baisse tendancielle du taux de profit» demeurent opérantes – à la condition, bien sûr, d’être rigoureusement précisées (ce que Vatan s’efforce de réaliser en convoquant maints graphiques et définitions).

Le vocabulaire n’est pas neutre politiquement. Unir la plupart des «catégories socioprofessionnelles» sous le terme prolétariat – en définissant ce dernier comme l’ensemble des travailleurs non détenteurs «des grands moyens de production et d’échange» et tenus, de ce fait, de vendre leur «force de travail» – révèle une condition objectivement solidaire. Le terme peut contribuer à l’éveil d’une conscience de cette situation et, partant, d’une subjectivation classiste.

Dans les lignes qui suivent, nous nous contenterons de rendre compte d’un sous-chapitre de l’essai qui nous occupe – celui qui voit l’économiste français appuyer une distinction entre Etat et appareil d’Etat que l’on retrouve chez le Marx historien du 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852).

L’appareil d’Etat serait, pour le marxisme, l’outil créé et manié par la bourgeoisie pour soumettre le prolétariat à la production de «plus-value»; il définit et fait respecter le droit de propriété privée des grands moyens de production. Inversement, l’Etat serait l’outil de l’émancipation du prolétariat – l’outil mais non le but en soi, nous alerte l’auteur. L’Etat, ajoute-t-il, n’est pas une «construction» du prolétariat mais une «forme de subversion» de l’appareil d’Etat. Si celui-ci entretient l’exploitation du prolétariat, l’Etat, lui, se montre le garant des conquêtes sociales.

Force est de constater, depuis les années 1980, que l’appareil d’Etat avance et que l’Etat recule.

Pédagogue, Vatan illustre cette opposition en pointant le rôle objectif des fonctionnaires: si tel nouveau fonctionnaire est un inspecteur du travail traquant les infractions au droit du travail, on soutiendra qu’avec lui, c’est l’Etat qui se développe; s’il s’agit d’un policier en charge de briser une manifestation défendant le salaire socialisé que constituent les retraites (sous le régime général), c’est au contraire l’appareil d’Etat qui se renforce. Bien sûr, les choses s’inversent si tant est que le policier soit un gardien de la paix nous préservant de la loi du plus fort ou que l’inspecteur – plus haut cité – plaide ardemment pour le détricotage du code du travail. Aussi parler d’«Etat-tout-court», dans le débat public, entretient une confusion stratégiquement néfaste.

Pour alléguer l’ampleur de la contribution publique à la valorisation du capital, Vatan se saisit ensuite de l’exemple de l’éducation nationale. L’immense majorité des enseignants participe de la fonction publique. Bien que payés par l’impôt de tous, leur rôle objectif consiste de moins en moins en l’«éducation» et de plus en plus en la «formation», en la production de compétences spécifiques, en la préparation de la main d’œuvre pour le marché du travail. Or, le développement des forces productives impliquant un temps de formation de plus en plus long, la bourgeoisie s’économise – par cet appareil d’Etat très largement financé par les classes laborieuses (voire, selon les cas, par les taxes des étudiants eux-mêmes) – une «avance en capital» considérable.

Les secteurs des transports et de l’énergie – et d’autres encore – révéleraient pareillement combien fonctionnaires et agents de la fonction publique sont au chevet de la bourgeoisie et garantissent son profit. Puisant toujours ses exemples chez notre voisin hexagonal, Vatan note que la «commande publique» représente 200 milliards d’euros et les «aides aux entreprises» environ 140 milliards. Les chantres libéraux de la frugalité ne semblent pas s’émouvoir outre mesure de ces sommes qui – à elles deux – trustent pourtant 14% du PIB français.

Ces différents appuis publics ont pour fonction de pallier la «baisse tendancielle du taux de profit» – prophétisée par Marx et que Vatan s’emploie à démontrer dans une annexe –, en organisant la socialisation non seulement de la production mais également de la réalisation de la plus-value. Ce, à une échelle inédite. L’argument libéral de la légitimation du profit comme rémunération d’un risque privé s’avère dès lors de moins en moins tenable. L’appareil d’Etat couvre bien une forme détournée d’exploitation.

Non seulement Marx avait pointé en son temps ce fait que le mode de production capitaliste opposait à une production sociale un accaparement privé de la plus-value, mais il avait annoncé que cette contradiction tendrait à s’aiguiser. Il appartenait au vif essai d’Antoine Vatan d’opérer un point d’étape qui confirme la pertinence de cette prédiction.

Mathieu Menghini est historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@lamarmite.org).

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lundi 8 janvier 2018

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