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L’Occident abat-il la bonne carte?

«Il y aura un monde sans Poutine, mais pourrons-nous vivre dans un monde sans la Russie?» Pour Abel Polese, universitaire partagé entre l’Europe, les pays de l’ex-URSS et l’Asie du Sud-Est, les sanctions occidentales contre la Russie peuvent constituer un levier pour mettre fin à la guerre en Ukraine, mais il est de l’intérêt de chacune des parties de conserver le dialogue ouvert.
Russie-Ukraine

Les sanctions contre la Russie ont provoqué des réactions mitigées. Des sources russes, tant gouvernementales que venant d’oligarques, affirment que l’Occident agit de la mauvaise manière1>S. Baker, «Broke Oligarch Says Sanctionned Billionaires Have No Sway Over Putin», Bloomberg.com, 17 mars 2022.. Bien que des indicateurs montrent que l’économie du pays a, dans une certaine mesure, été affectée, certains spécialistes disent qu’il en faut davantage pour mettre fin à la guerre russo-ukrainienne. L’élite russe peut encore subir des dommages supplémentaires, mais un changement de position ou la destitution de Vladimir Poutine et de son entourage proche paraissent moins probables.

Dans son livre From Dictatorship to Democraty2>En français: De la dictature à la démocratie, L’Harmattan, 2009., Gene Sharp écrit que pour «se débarrasser» d’un dictateur, il faut le priver du soutien populaire. Cette option ne semble pas d’actualité pour la Russie, compte tenu du soutien – actif ou passif – dont Poutine bénéficie au sein de la population.

Mais la révolte n’est pas le seul moyen d’obtenir un changement de gouvernement. Comme le souligne le Dictator’s Table book3>Bruce Bueno de Mesquita, Alastair Smith, Hachette UK, 2011, accès: bit.ly/3y8xJz6, (Manuel du dictateur), lorsque le «sélectorat» (les représentants les plus influents de l’élite du pays, grâce auxquels le dictateur reste au pouvoir) se lasse d’un dirigeant, il peut le destituer et organiser une relève de la garde. La destitution de Poutine ne signifierait pas forcément un changement radical de la société. Mais, cela pourrait aider à mettre fin au conflit avec l’Ukraine.

Les rumeurs au Kremlin semblent indiquer qu’un remaniement de l’élite est dans l’air. Mais cette option n’est pas la meilleure, notamment si les sanctions n’atteignent pas directement Poutine. Imaginez que vous soyez une personne proche de Poutine en capacité de faire un coup d’Etat. Vous devrez faire face à la guerre et prétexter le renversement de l’homme politique le plus populaire du pays. De plus, vous ne pourrez guère compter sur un soutien extérieur. Si vous êtes à cette position, ceci signifie que vous avez probablement fait l’objet de sanctions sévères. Vos propriétés londoniennes et votre yacht peuvent être confisqués à tout moment et vous risquez même d’être arrêté si vous mettez le pied sur le sol européen ou étasunien. Y aura-t-il des garanties que l’éviction de Poutine vous ouvrira la voie de la rédemption?

A ce prix, il faut choisir entre rester sur un bateau qui coule ou sauter en pleine mer sans gilet de sauvetage. Beaucoup peuvent s’en plaindre, mais peu, voire personne, ne prendrait un tel risque dans la Russie d’aujourd’hui. Est-il possible de mettre en péril, en quelques semaines, l’organisation qui façonne les élites actuelles depuis trente ans? Cela peut-il être fait de l’extérieur? Il n’y aura pas de révolution russe 2.0 dans un avenir proche. Poutine se retirera un jour mais son successeur aura la même idéologie.

Poutine n’acceptera jamais la défaite. Mais, il y a peut-être parmi les siloviki (membres des agences du maintien de l’ordre), quelqu’un capable de calmer la situation. Cette personne devra être disposée à rejeter toute responsabilité liée à la guerre et aux événements antérieurs sur Poutine. Les sanctions actuelles et la pression diplomatique peuvent être un bon moyen de forcer la Russie à modifier sa position sans la faire dériver vers une guerre mondiale. Mais, si tous les membres de l’élite russe sont incriminés, qui assumera la charge de devenir le prochain président russe? Et sera-t-il ouvert à un dialogue avec l’Occident?

Nous avons un faible espoir que le prochain dirigeant russe soutienne l’Union européenne, qu’il respecte la liberté individuelle et qu’il se soucie de son peuple. Cependant, il devrait être plus disposé que Poutine à dialoguer de manière constructive avec ses voisins.

Il n’est pas possible d’importer la démocratie en Russie. Cette démarche doit venir directement des Russes eux-mêmes. Mais nous pouvons limiter les risques de conflits futurs et ouvrir la voie à un dialogue sur les enjeux primordiaux, sinon avec Poutine, du moins avec son successeur. Trouver un accord est plus facile en discutant plutôt qu’en rompant tous les liens et en basant ses actions sur des hypothèses erronées concernant la position de l’autre partie.

Notes[+]

Chercheur, formateur et travailleur du développement, Abel Polese s’intéresse à la gouvernance informelle et à l’économie souterraine. Texte paru sur Global Voice (trad. en français: Dounia Latorre).
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