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Les cheffes de file de l’antiféminisme

Autrice de l’ouvrage Les nouvelles femmes de droite, Magali Della Sudda, politiste et socio-historienne chargée de recherche au CNRS, montre comment, «en réaction à des politiques d’égalité ou à des groupes féministes», les droites en France se saisissent des questions de genre. Entretien réalisé par l’Observatoire genre et géopolitique de l’IRIS, à Paris.
Les cheffes de file de l’antiféminisme
Affiche du collectif «féministe identitaire» Némésis Suisse, qui associe le viol (rape) aux réfugiés; Neuchâtel, 2021. JULIE JEANNET
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Magali Della Sudda est chargée de recherche en science politique au Centre Emile Durkheim à Bordeaux. Spécialiste des mouvements sociaux et du genre, elle a enquêté [en France] sur la Manif pour tous, et les transformations de l’engagement des catholiques. Elle coordonne actuellement le projet de recherche «ANR Gilets jaunes». Son nouvel ouvrage, Les Nouvelles femmes de droite1>Magali Della Sudda, Les nouvelles femmes de droite, éd. Hors-d’atteinte, 2022., éclaire le renouvellement du militantisme féminin et la manière dont les droites se saisissent des questions de genre.

Quel est le projet de société des «nouvelles femmes de droite»?

Magali Della Sudda: Il y a différents courants politiques et différents groupes de «nouvelles femmes de droite». Certaines, comme les Caryatides – fondées en 2013 – sont des nationalistes traditionnelles. Elles ont un projet politique réactionnaire faisant référence au régime de Vichy ou au franquisme. Le projet nationaliste est aussi celui du Cercle fraternité, fondé en 2016 au Rassemblement national, et dont la présidente soutient aujourd’hui la candidature d’Eric Zemmour.

L’Observatoire genre et géopolitique de l’IRIS, à Paris, a pour ambition d’être un lieu de réflexion et de valorisation de la recherche inter et pluridisciplinaire sur la manière dont le genre, en tant que concept, champ de recherches et outil d’analyse du réel, peut être mobilisé pour comprendre la géopolitique et être un outil d’aide à la décision sur des questions internationales.

Les identitaires, héritières de la Nouvelle droite, ont une conception de la société ethno-différentialiste: la communauté politique est fondée par l’appartenance à une civilisation commune – occidentale. Contrairement aux nationalistes, elles se projettent dans une dimension européenne et ne veulent pas de l’intervention de l’Etat sur le plan économique et social. La question environnementale ne les concerne pas ou uniquement sous le prisme du localisme.

En revanche, dans le pôle de «l’alterféminisme», qui est un écoféminisme conservateur, les Antigones relient la question de l’identité féminine à celle de la nature. Elles critiquent le libéralisme économique et politique et proposent de refonder la société sur la communauté et une conception du droit naturel. La philosophe Marianne Durano, de la revue Limite, assume un «féminisme intégral», pensé en référence au catholicisme et à l’écologie intégrale du pape François.

Peut-on parler d’un effet générationnel pour les militantes anti-féministes, aujourd’hui, en France et peut-être ailleurs?

Il y a un effet générationnel dans le militantisme féministe et, par conséquent, chez les militantes qui s’y opposent. Pour les générations les plus jeunes, #MeToo a été un moment de politisation autour des violences sexuelles et sexistes et un révélateur d’une expérience commune, au fondement d’une conscience collective féministe. Cette politisation a rechargé les organisations féministes et a permis de dépasser des tensions autour de questions conflictuelles.

«La lutte contre les violences faites aux femmes sert de marqueur identitaire»

Elle a aussi concerné des groupes qui se disaient antiféministes ou contestaient les féministes libérales, radicales ou réformistes au nom d’un «féminisme identitaire» ou «alterféminisme». Ainsi la lutte contre les violences faites aux femmes est-elle patrimonialisée par ces groupes. Elle sert, pour les «fémonationalistes», de marqueur identitaire contre d’autres civilisations ou personnes issues de l’immigration non européenne, ou musulmanes.

Cette patrimonialisation emprunte un autre registre chez les écoféministes conservatrices pour penser l’interruption volontaire de grossesse comme une violence faite aux femmes, tout comme la contraception chimique ou certaines techniques reproductives qui attenteraient à leur intégrité.

Pouvez-vous expliquer en quoi leurs revendications et modes d’action résultent d’une stratégie de miroir par rapport aux féministes? Existe-t-il une «internationale» des militantes antiféministes, depuis quelques années (en miroir par exemple des circulations internationales des féminismes)?

Ces groupes ont pour point commun d’avoir été fondés en réaction à des politiques d’égalité ou à des groupes féministes. Ainsi les Caryatides sont-elles nées du rejet de la loi Taubira et des politiques d’égalité de genre. Les Antigones se sont créées contre les Femen en 2013, après que l’une d’entre elle a infiltré le groupe féministe et fait un coup d’éclat. Elles mobilisent les actions spectaculaires nées et pensées dans les mouvements féministes pour exister dans l’espace public virtuel. Cette stratégie permet aussi de compenser le faible nombre de militantes et d’avoir une visibilité médiatique importante. Elle était au cœur du projet de bataille culturelle des militantes identitaires de «Belle et Rebelle», actives dans les années 2010.

Aujourd’hui, c’est devenu la marque de fabrique du «Collectif Némésis», né en 2019, dont la porte-parole, Alice Cordier, est une professionnelle de la communication politique, avec un savoir-faire et des compétences incontestables dans ce domaine. D’autres femmes émergent individuellement, comme youtubeuses d’abord, puis influenceuses pour mettre à l’agenda médiatique et politique leurs thèmes et leurs cadrages.

Les Caryatides entretiennent des liens avec des groupes nationalistes espagnols, les Identitaires ont des réseaux européens et le Collectif Némésis s’est implanté avec succès en Suisse. Il existe donc des réseaux internationaux, essentiellement virtuels, et on repère des circulations entre les argumentaires. On repère aussi des savoir-faire initiés par des militantes de QAnon – les «Pastel QAnon» – qui utilisent Instragram pour conquérir un public féminin.

Comment la «question féminine» est-elle instrumentalisée pour traiter des sujets traditionnels de l’agenda de droite et d’extrême droite comme l’immigration ou l’islam? Inversement, comment la défense de l’environnement fait-elle l’objet de manipulations pour plaider contre le droit des femmes à disposer de leur corps?

La contestation de la loi Taubira et des politiques d’égalité de genre menées sous le quinquennat du président socialiste François Hollande a ouvert un espace de rencontre des droites autour des questions de genre. Dans la rue, les manifestations initiées et organisées par des catholiques conservateurs ont rassemblé bien au-delà des frontières habituelles entre les droites. Des personnes du Front national, des Républicains, de petites formations nationalistes ou des Identitaires ont convergé dans une opposition commune aux politiques d’égalité de genre. Cela a permis aux femmes d’avoir une visibilité en tant que porte-parole de cette cause, traditionnellement dévolue aux femmes.

«La naturalisation des différences sociales s’observe aussi sur le traitement de l’écologie»

Parallèlement, le durcissement de la contrainte de la loi sur la parité a imposé aux partis politiques, y compris les plus à droite et les plus rétifs, d’investir des femmes aux élections. Mettre des femmes en avant, dans un contexte où l’opinion publique est de plus en plus favorable à l’égalité entre les hommes et les femmes, est un gage de normalité. Ainsi des acteurs marginaux peuvent-ils devenir respectables, tout en stigmatisant les fidèles de religion jugées patriarcales – comme l’islam – ou les hommes immigrés ou issus de pays africains ou du Proche-Orient.

Cette naturalisation des différences sociales s’observe également sur le traitement de l’écologie. L’écologie, telle qu’elle est portée par certains groupes qui se sont opposés à la loi Taubira, place la nature au centre de l’ordre social et politique. Le droit des femmes à disposer de leur corps s’opposerait à la loi naturelle et leur serait nuisible. Pour cette écologie conservatrice, le libéralisme économique et culturel met à mal le corps des femmes en les soumettant au marché, en ne respectant pas le rythme physiologique des femmes ou en les empêchant de s’épanouir dans la maternité. Pour elles, la transidentité n’est donc pas concevable.

Notes[+]

Marie-Cécile Naves est directrice de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et directrice de l’Observatoire genre et géopolitique, naves@iris-france.org
Texte paru sous le titre original «Quand l’antiféminisme est porté par des femmes» sur le site de l’IRIS, www.iris-france.org

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