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Laissez couler vos larmes…

Transitions

Il faut garder les yeux ouverts. Les images venant d’Ukraine sont insoutenables, mais ne détournez pas le regard. Un homme mort, étendu sur la rue déserte, hâtivement couvert d’une bâche, sa belle valise toute neuve dressée à côté de lui, comme une pierre tombale: il voulait quitter l’Ukraine, un soldat russe l’a retenu. Ou cette femme enceinte, extraite ensanglantée de la maternité bombardée de Marioupol: elle vient de perdre son nouveau-né, elle-même ne survivra pas. Il faut se confronter au spectacle de la barbarie jusqu’à ce que l’effroi de la guerre nous envahisse à jamais.

Je faisais partie de celles et ceux qui ne croyaient pas à l’invasion de l’Ukraine. Au déni a succédé la stupeur. Peut-être que Vladimir Poutine avait des raisons d’être fâché et il semblait raisonnable de considérer que la responsabilité du conflit était partagée: extension de l’OTAN jusqu’aux portes de la Russie, malgré les promesses du camp occidental, manigances des Etats-Unis pour asseoir leur suprématie en isolant la Russie, enlisement de la mise en œuvre des accords de Minsk sur les provinces du Donbass. Le déferlement de l’armée russe sur l’Ukraine est brutal, mais on ne peut pas nier que depuis huit ans, les territoires séparatistes de l’Est vivent la malédiction d’une guerre qui ne dit pas son nom. Après le 24 février, cependant, quelle que soit la pertinence de ces considérations, elles sont devenues obsolètes, balayées par le vent mauvais de la furie guerrière. Une des armées les plus puissantes du monde a envahi un Etat souverain: aucune justification n’est tolérable. Partout des débris, des flammes, la terreur et la mort.

La riposte des gouvernements occidentaux est tonitruante, parfois erratique, souvent imprécatoire, mais jusqu’ici peu déterminante. L’Amérique menace la Russie d’un effondrement sous l’effet d’un «tsunami de sanctions». Les autres lui emboitent le pas et tous s’engagent à fournir des armes. Toutes ces dénonciations tumultueuses des violations du droit international et du droit de la guerre ont parfois un léger goût d’hypocrisie. Joe Biden, qui traite Poutine de criminel de guerre et de voyou, se souvient-il que son pays a envahi l’Irak, occupé l’Afghanistan, pratiqué la torture dans des prisons secrètes et à Guantanamo, sans avoir jamais eu à répondre de ses actes devant un tribunal? Et lorsque le premier ministre israélien, Naftali Bennett, offre ses bons offices pour rétablir la paix, faut-il lui rappeler que son gouvernement viole allègrement les résolutions de l’ONU sur les droits des Palestiniens, les soumet à un régime d’apartheid et colonise leurs terres? Quant aux autorités polonaises, elles réussissent le tour de force d’ouvrir tout grand leurs frontières d’un côté pour les réfugiés ukrainiens, tout en construisant, de l’autre côté, un mur au nez des Syriens et des Afghans.

En Suisse, nos autorités suivent le mouvement avec mollesse (le pétrole russe continue de couler à flots et d’alimenter le trésor de guerre de Poutine), et certains parlementaires instrumentalisent la tragédie ukrainienne pour regonfler leurs élans militaristes. En revanche, il faut se réjouir de la spectaculaire générosité des populations. Plus de quatre-vingt millions de francs récoltés par la Chaîne du bonheur, c’est magnifique. Quand on sait que l’ONU se désole de n’avoir reçu qu’un quart de la somme espérée pour les victimes de la guerre au Yémen (conduite par l’Arabie saoudite avec l’aide des Etats-Unis), on se prend à rêver d’une solidarité plus équitablement répartie. Après deux ans de pandémie, on pourrait aussi encourager les militants anti-mesures sanitaires qui se répandent dans les villes suisses en hurlant «Liberté!» de se porter jusqu’à Kiev, avec les sonneurs de cloche, où leurs incantations trouveraient enfin davantage de signification. Accessoirement, on retiendra que ce n’est pas seulement la solidarité, mais aussi la terreur d’un holocauste nucléaire qui a mis debout les populations. Ça donne une idée du degré d’inquiétude qui serait nécessaire pour intensifier la lutte contre le réchauffement climatique. Pour la mobilisation des masses, Poutine fait plus fort que le GIEC!

Revenons aux images de la guerre: la plus pathétique, est celle du président Volodymyr Zelenski. Cerné, livide, la barbe chaque jour un peu plus fournie, il implore l’OTAN pour qu’il «ferme le ciel» et en appelle au sens des responsabilités des puissances occidentales pour «empêcher la Russie de transformer l’Europe en un cauchemar». A l’inverse des éructations grossières de Poutine, sa parole est d’une simplicité bouleversante et sa présence devant les caméras, à elle seule, lui confère grandeur et dignité. On l’écoute en tremblant d’émotion, tout en priant tout bas pour que les avions de l’OTAN restent tranquillement sur leur base, nous épargnant une guerre généralisée. A défaut de courage, il ne nous reste donc que l’incroyable force de résistance du peuple ukrainien pour nous donner un peu d’espoir et sécher nos larmes.

Anne-Catherine Ménétrey-Savary est une ancienne conseillère nationale. Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

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lundi 8 janvier 2018

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