«Expliquer ne signifie pas justifier»
Je reprends le titre de l’éditorial du Courrier du 1er mars, qui se démarque par un effort d’objectivité concernant la guerre en Ukraine. Quiconque ne se conforme pas à l’interprétation dominante de ce qui se passe est plus ou moins taxé de cinquième colonne poutinienne; et ceci par ceux mêmes qui jusqu’à récemment s’accommodaient des pires oligarques russes ou n’avaient rien dit des massacres en Tchétchénie.
Le Forum alternativo a toujours été très critique sur le néo-tsar moscovite, il suffit de lire les articles de notre correspondant à Moscou, Yurii Colombo. Comme ce fût déjà le cas en d’autres occasions (bombardements de Belgrade, guerre en Irak, Afghanistan, Libye), un certain «centre gauche» applaudit rien de moins que l’annonce du réarmement allemand. Ce «centre gauche» semble presque présenter l’OTAN comme une organisation caritative et non comme une association quasi criminelle, comme le montre l’histoire de ces trente dernières années.
Par notre communiqué «contre toute guerre: ni avec Poutine, ni avec l’OTAN»1>Forum alternativo, 22 février 2022, accès: https://bit.ly/3JqgUCt, nous condamnons clairement l’agression criminelle de Poutine en Ukraine. Il ne fait aucun doute que Poutine devrait être jugé par le Tribunal de la Haye, comme auraient dû l’être Bush et Blair pour l’invasion de l’Irak. Ceci dit, nous n’oublierons pas les leçons de Gino Strada2>Ndt: chirurgien italien récemment décédé, fondateur d’Emergency, intervenant en zone de guerre., qui maudissait les guerres en soulignant qu’«imaginer d’arrêter la guerre en envoyant des armes, c’est comme éteindre le feu en jetant de l’essence dessus». Il nous semble d’ailleurs important de comprendre comment on en est arrivé à cette situation, car seule cette compréhension permettra l’émergence d’une solution à la crise actuelle qui ne soit pas la troisième guerre mondiale, létale pour tout le monde.
J’ai lu avec plaisir la seule interview3>Ndr: traduite en français pour Ballast:
www.revue-ballast.fr/ukraine-le-regard-de-noam-chomsky accordée à ce jour à Noam Chomsky qui, comme nous, condamne «sans si, ni mais» l’agression de Poutine, mais qui souligne néanmoins les énormes responsabilités du monde occidental et de l’OTAN. Après la chute du mur de Berlin, les Etats-Unis, se sentant vainqueurs de la guerre froide, ont imposé aux pays de l’ex-URSS le pire capitalisme possible, qui a eu comme conséquence un appauvrissement d’une grande majorité de la population soviétique. A cela il faut ajouter les promesses faites à Gorbatchev: «vous retirez vos troupes de l’Europe orientale, l’OTAN ne se déplacera pas d’un pouce vers l’est», un fait qui, en l’absence de traité, demeure controversé.
Cela fait partie des doubles standards occidentaux, d’un côté porter aux nues Kennedy qui a fait retirer les missiles à Cuba en menaçant d’une guerre nucléaire, de l’autre nier à la Russie ses préoccupations de se retrouver avec des missiles devant sa porte. Le renforcement progressif du système oligarchique-mafieux de Poutine ne peut être compris qu’en tenant compte de la frustration de ces populations qui se sont soudainement retrouvées les parias de l’histoire.
Une situation similaire avait d’ailleurs fortement favorisé l’émergence d’Hitler après la destruction de l’Allemagne par les puissances victorieuses de la Première Guerre mondiale. Un ami me disait récemment: «Deux impérialismes s’affrontent depuis longtemps; à la fin c’est l’impérialisme américain qui gagne et les Russes doivent accepter que c’est lui qui domine le monde». Aucun peuple ne peut l’accepter et c’est sur ce sentiment de frustration que Poutine a construit sa dictature.
Si nous voulons que le monde réussisse finalement à bannir les guerres, il faut pouvoir admettre que les mêmes droits valent pour tout le monde. Dans un très bel article (Il Manifesto, 6 mars 2022), l’historien israélien Ilan Pappé, contraint à l’exil en Grande-Bretagne, tire quatre leçons des doubles standards occidentaux et les présente ainsi, sous la forme de slogans: «On peut envahir l’Irak, mais pas l’Ukraine/démolir un gratte-ciel en Ukraine est un crime de guerre, mais pas à Gaza/dans certains cas, les néonazis sont tolérés/les réfugiés blancs sont les bienvenus, les autres moins».
Je m’attarde sur ce dernier point qui nous concerne directement, ici en Suisse. Je n’ai rien contre la décision de l’Union européenne, et de la Suisse, de créer des conditions particulièrement favorables à l’accueil des réfugié·es d’Ukraine. Il est cependant inacceptable que cela ne s’applique pas aux personnes qui fuient d’autres guerres. Celles-ci, quand elles ne meurent pas noyées en Méditerranée ou de froid aux frontières de la Pologne, sont inexorablement refoulées ou finissent, ici, dans un bunker. Certains leaders européens n’ont aucune honte à exprimer leur racisme, comme le premier ministre bulgare Petkov: «Les réfugiés ukrainien·nes ne sont pas des réfugié·es comme on les voit d’habitude. Ce sont des Européens, des gens intelligents et instruits». Chez nous, ce n’est pas mieux. A la question de savoir si l’on n’allait pas vers la création de réfugiés de ligue A et de ligue B, Bettina Looser, directrice de la Commission fédérale des migrations, a répondu (Téléjournal RSI du 4 mars): «Mais les autres n’étaient pas de vraies guerres».
Revenons pour conclure à la situation en Ukraine. Il faut construire des bases durables pour que ce conflit ne puisse pas se répéter. «Hors la Russie de l’Ukraine, hors l’Ukraine de l’OTAN», voilà des conditions réalistes sur lesquelles la diplomatie pourrait construire une paix durable. Ce concept pouvait être partagé, mais les accords de Minsk de 2015 n’ont pas été respectés, notamment en ce qui concerne la garantie d’une certaine autonomie aux républiques russophones de l’est de l’Ukraine. Depuis, dans la région, il y a eu plus de 10’000 morts.
Les milliards injectés en Ukraine par l’OTAN n’ont pas empêché l’invasion russe. D’autres investissements militaires ni même l’envoi de troupes occidentales n’arrêteront non plus la guerre totale. On y arrivera seulement en préparant le terrain (arando il terreno) pour construire la paix.
Notes
Franco Cavalli est oncologue et ancien conseiller national socialiste tessinois, également animateur du Forum Alternativo Tessin (traduit de l’italien par Florio Togni).