Contrechamp

Nucléaire: «la peur, bonne conseillère»

Sur fond de conflit russo-ukrainien, la menace d’une guerre nucléaire se rappelle au monde. Irréalisable – elle déboucherait sur un anéantissement réciproque –, elle permet à ceux qui l’agitent de se placer «au-dessus de toutes les lois», avance Alexandre Chollier. «D’où l’importance de se battre indéfiniment pour une interdiction totale des armes nucléaires.»
Nucléaire: «la peur, bonne conseillère»
A. Chollier: «Une guerre nucléaire aujourd’hui n’est pas une frappe isolée mais une suite de frappes, peu importe qu’on ait décidé d’utiliser une arme tactique ou stratégique.» KEYSTONE
Armement

Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse?1>Günther Anders, Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse?, traduit de l’allemand par Christophe David, Allia, 2001. est un poche d’à peine 100 pages et cela tombe bien, car en ce moment il m’accompagne partout. Il n’est pas difficile d’imaginer pourquoi. J’aimerais pourtant en exposer ici les raisons, certaines manifestes et d’autres moins.

Son titre tout d’abord, qui a l’avantage de rappeler deux évidences. La première est que d’ordinaire les raisons de désespérer sont nombreuses, bien qu’en ce moment assurément plus qu’à d’autres. La seconde, c’est qu’on ne peut pas y faire grand-chose et que cela importe. Oui, être désespéré est une chose normale quand l’anormal est la règle, que ce dernier nous touche directement ou non. Etre désespéré, c’est somme toute une manière très humaine de réagir face à une situation inhumaine. Ce n’est d’ailleurs pas ma faute si je suis désespéré. Je réagis et, réagissant, je comprends que les causes de ce désespoir ne sont pas à chercher en moi-même mais ailleurs. Cacher ce simple fait, tout comme cacher son propre désespoir, semble être la dernière chose à faire.

Sa quatrième de couverture ensuite qui, quotidiennement, me sert de vade-mecum: «Le courage? Je ne sais rien du courage. Il est à peine nécessaire à mon action. La consolation? Je n’en ai pas encore eu besoin. L’espoir? Je ne peux vous répondre qu’une chose: par principe, connais pas. Mon principe est: s’il existe la moindre chance, aussi infime soit-elle, de pouvoir contribuer à quelque chose en intervenant dans cette situation épouvantable, dans laquelle nous nous sommes mis, alors il faut le faire.» Avec une telle quatrième, pas même besoin de rouvrir ce livre.

Ce livre, parlons-en. Et si je suis désespéré… est le titre d’un entretien donné par Günther Anders voilà près de quarante-cinq ans. Qui a lu Anders, en particulier les deux tomes de L’Obsolescence de l’homme2>Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Editions de l’Encyclopédie des Nuisances/Ivrea, 2002; L’Obsolescence de l’homme. Tome II, Editions Fario, 2011. (Trad.: Ch. David)., sait que quarante-cinq ans est une durée à la fois immense et infime. Immense, car en l’espace de deux générations humaines, des centaines de générations de machines et d’objets – armes comprises – peuvent voir le jour et nous mener sans en avoir l’air en plein techno-totalitarisme. Infime, car à l’échelle des effets des découvertes techniques et technologiques qui ont pris place lors de ces cent dernières années, en particulier si l’on pense à l’élaboration de l’arme atomique, quarante-cinq ans c’est une broutille, même moins que cela. Pourquoi? Parce que personne ne pourra plus nous débarrasser de ces armes, ni dans un an, ni dans quarante-cinq, ni même jamais.

Lors de son discours de Prague en 2009, Barack Obama avait beau souhaiter leur élimination totale avec toute la bonne foi dont il était capable – tout en signant dans notre dos un chèque en blanc pour la modernisation de l’arsenal étasunien (plus de 1000 milliards de dollars sur près de trente ans!) –, il n’en reste pas moins que le jour où il n’y en aura plus, nous saurons encore en fabriquer… et qu’il nous faudra donc vivre avec cette éventualité-là jusqu’à la fin.

Lisant Anders, me voilà désormais fort d’une double certitude. Je n’ai pas honte de mon désespoir et je crois à la nécessité d’en faire quelque chose. Pour l’occasion, je voudrais défendre ici à la fois le droit d’avoir peur et le droit d’agir pour les bonnes raisons. Je m’explique. Le bon sens veut que la peur ne soit pas bonne conseillère. Eh bien je pense que cela mérite d’être discuté. J’irais plus loin: il est même possible que le contraire soit vrai. Oui, que la peur soit bonne conseillère, mais bien sûr pas n’importe quelle peur.

On ne gomme pas le danger, on l’euphémise

Durant les tout premiers jours du conflit russo-ukrainien, une kyrielle d’experts ont saturé l’espace médiatique en donnant leurs avis à tout va, sans jamais ou presque voir celui-ci être mis en doute; une situation que nous avions déjà connue au début de la pandémie de Covid. Le résultat est le plus souvent renversant: vous vous retrouvez à avoir peur d’une chose qui, tout bien pensé, ne devrait pas vous faire trembler ou, scénario inverse, vous ignorez un danger qui a pour lui l’évidence la plus absolue.

Un premier exemple. Dès le premier jour de l’offensive en Ukraine, la centrale de Tchernobyl tombe dans les mains russes. Les médias titrent rapidement: «Le scénario du pire semble écarté», laissant entendre que les soldats ukrainiens défendaient la centrale tandis que les soldats russes l’attaquaient, pour finalement reconnaître quelques lignes plus bas qu’«aucun des deux camps n’a intérêt à endommager la centrale et à prendre ainsi le risque d’une nouvelle catastrophe nucléaire»3>Rémi Barroux, «Le scénario du pire semble écarté dans la centrale de Tchernobyl» Le Monde, 28 février 2022.. Si danger il y a, c’est uniquement celui d’un accident. Que ce soit à Tchernobyl ou dans n’importe lequel des quinze réacteurs en activité que compte l’Ukraine. Et l’ayant dit, je prends peur4>«Faire peur», il se pourrait que ce soit justement l’effet recherché des opérations menées contre les centrales de Tchernobyl et de Zaporijia. Cf. Stéphane Foucart, «Le gaz, la guerre et le réchauffement», Le Monde, 6-7 mars 2022..

Second exemple. Cette fois nous quittons l’Ukraine pour la Suisse et donc la dangerosité évidente des combats pour la sécurité relative des abris anti-atomiques. A nouveau l’évidence n’est pas le fort des experts. Il faut dire qu’ils sont sur le gril depuis plusieurs jours. Deux déclarations de Vladimir Poutine ont suffi à mettre le monde des géostratèges occidentaux en ébullition. D’abord le 24 février, lorsqu’il menace les Etats qui voudraient intervenir en Ukraine de conséquences encore jamais vues – sorte de copier-coller de la déclaration faite par Donald Trump le 8 août 2017 à la Corée du Nord, en moins imagé toutefois. Puis quelques jours plus tard, lorsqu’il annonce avoir mis la force de dissuasion russe en alerte. La peur et le désespoir nous gagnent. La peur est mauvaise conseillère, alors on rassure la population. Comment? En rappelant qu’une frappe d’une arme tactique – de plus courte portée et de moindre charge explosive – serait équivalente à «un accident dans une centrale nucléaire». Ensuite en nous rappelant que «la Suisse est connue pour être pourvue de bunkers» bien qu’il faille noter que la situation a changé et que désormais une «Suisse bien protégée est de l’histoire ancienne»5>«Les effets seraient similaires à ceux d’un accident dans une centrale nucléaire», Swissinfo.ch, 1er mars 2022..

Ici on ne gomme pas entièrement le danger, on l’euphémise. En commençant par oublier qu’une guerre nucléaire n’est plus ce qu’elle était en août 1945, avec une seule puissance nucléaire aux commandes. Telle guerre n’est pas une frappe isolée mais une suite de frappes, peu importe qu’on ait décidé d’utiliser une arme tactique ou stratégique. Il n’y a qu’à se référer à la dernière Nuclear Posture Review en date (janvier 2018, édictée sous Trump) pour s’en convaincre, ou encore à son pendant russe datant de mars 20186>Cf. Emmanuel Grinszpan «‘Ce n’est pas du bluff’», Le Temps, 2  mars 2018.. Dans un article republié récemment, Jean-Pierre Dupuy ne prend pas de pincettes: là où les victimes se comptaient en 1945 en centaines de milliers, le déclenchement d’une guerre nucléaire en provoquerait désormais des centaines de millions7>Jean-Pierre Dupuy, «La guerre nucléaire qui vient» AOC, 2 mars 2022..

Second artifice mobilisé par les experts: affirmer qu’il fut un temps où nous étions protégés par des bunkers. A nouveau cela dénote d’une mauvaise foi alarmante. Sans aller jusqu’à parler d’hiver nucléaire, les conséquences d’une guerre nucléaire ne cessent pas après deux semaines. D’ailleurs, dans une telle guerre, il n’y a que des perdants, puisque la défense est impossible. Les puissances nucléaires sont les premières à le savoir. A peine mis en place des systèmes anti-missiles, se trouvent des missiles capables de les transpercer. Et pourtant, les neuf pays possédant l’arme nucléaire s’évertuent en ce moment même à moderniser leur arsenal à coups de centaines de milliards.

Des armes qui ne protègent personne

Lorsque la guerre ne peut être que perdue, il reste deux solutions. L’une folle, l’autre sage. La première est de prévoir, comme Dupuy le rappelle, des représailles incommensurables; perdu pour perdu, on perd le monde. La seconde est d’arrêter purement et simplement de jouer avec ces armes qui ringardisent la planète elle-même. Au début des années 1980, William Bunge ne disait rien d’autre dans son Nuclear War Atlas: «La planète est bien assez grande pour la paix, mais trop petite pour la guerre.»8>In Alexandre Chollier, «Cartographier la guerre nucléaire avec William Bunge» Visionscarto, 13 décembre 2017.

A ce jour, 59 pays l’ont compris et, grâce à eux, le Traité qui interdit la mise au point, la possession et l’utilisation d’armes nucléaires est entré en vigueur l’année passée. Inutile de dire que la Suisse n’en fait pas encore partie. Neutralité oblige?

J’ai laissé entendre que la peur était bonne conseillère, mais faut-il encore reconnaître avec Anders que nous restons des «analphabètes de l’angoisse». Façon de dire que la guerre nucléaire ne cesse de défier notre capacité à l’imaginer. Raison de plus pour rappeler l’essentiel. Ces armes ne protègent ni ne protégeront jamais personne, même lorsqu’on les affuble, comme les Etats-Unis l’ont fait en 2018, de l’adjectif «humanitaire»9>Cf. Stéphane Bussard, «Vers une course aux armements nucléaires», Le Temps, 5 février 2018.. Elles confient par contre un pouvoir démesuré aux Etats qui en sont dotés, y compris à l’égard de leurs populations respectives.

Pour le dire cette fois avec Guy Debord, les Etats nucléaires, peu importe desquels il s’agit, «font déjà usage tous les jours de leurs bombes: pour assurer leur pouvoir chez eux»10>In Emmanuel Guy, Le jeu de la guerre de Guy Debord: l’émancipation comme projet, B42, 2020, p. 49. Les événements de ces derniers jours nous obligent à élargir la focale: pour assurer leur pouvoir partout, à la fois chez eux et chez nous.

La vraie guerre qui nous attend n’est dès lors pas celle que nous croyons. La vraie guerre qui nous attend est un combat. Un combat de longue haleine qui verra partout s’affronter militarisme et pacifisme.

Notes[+]

Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.

Opinions Contrechamp Alexandre Chollier Armement Nucléaire

Connexion