Chroniques

La conscience opprimée

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

De nombreuses théories s’intéressent au problème de la soumission. Mais comment se construit la soumission des personnes opprimées?

Contre les théories du désir de soumission

Pour expliquer la soumission des personnes opprimées, plusieurs auteurs ont mis en avant qu’il faudrait aller chercher du côté d’une soumission librement consentie ou d’un désir inconscient de soumission. C’est dans le cadre des violences sexistes que ces thèses, souvent exposées par des hommes, ont abouti aux conséquences les plus discutables. On a ainsi imputé aux femmes l’idée qu’elles se caractériseraient par une structure de personnalité masochiste ou encore par une personnalité dépendante.

Cette thèse se retrouve également dans le cas de la souffrance au travail. Les personnes confrontées à un burn-out seraient des personnes qui auraient un désir de reconnaissance ou des besoins narcissiques les poussant à s’auto-aliéner au travail.

Néanmoins, on peut se demander si des théories qui s’orientent vers la libération peuvent recourir à ce type de thèses pour expliquer la soumission. Est-ce qu’au lieu de chercher dans les victimes les racines du problème, il ne s’agit pas au contraire d’analyser les mécanismes externes expliquant la soumission?

La pédagogie des opprimés: une pédagogie de lutte contre l’aliénation

Dans La pédagogies des opprimés (Agone, 2021), Paulo Freire souligne que l’un des rôles de cette pédagogie est de lutter contre l’aliénation et de produire une démythification qui permet aux sujets de développer leurs capacités d’agir.

Paulo Freire met en lumière plusieurs mécanismes. Le premier est l’introjection de l’oppresseur à l’intérieur de l’opprimé: l’opprimé intériorise en lui l’oppresseur. Il ne peut donc se développer comme un individu authentique car il se retrouve clivé, ou dissocié, entre son «moi» de personne opprimée et un «faux self» qui est celui de l’oppresseur. On peut rapprocher ce mécanisme de l’identification à l’agresseur développé par le psychanalyste Sandor Ferenczi, dans son texte «Confusion de langue entre les adultes et l’enfant» (1933).

Cette introjection de l’oppresseur dans l’opprimé a lieu en particulier du fait de mécanismes sociaux qui sont l’invasion culturelle et la conquête. Par la force ou par l’idéologie, les oppresseurs diffusent des mythes qui visent à valider l’ordre social établi (comme la croyance au caractère méritocratique du système social) et à favoriser l’adaptation sociale des opprimés. L’«éducation bancaire» désigne, pour Paulo Freire, une forme d’éducation qui participe à cette logique en favorisant chez les opprimés la passivité. Au contraire, l’«éducation populaire critique» cherche à lutter contre ces mythes, intériorisés par les opprimés, qui visent à naturaliser l’ordre social et à faire croire qu’il ne peut pas être changé.

«Quand céder n’est pas consentir»

Dans son article «Quand céder n’est pas consentir», l’anthropologue féministe matérialiste Nicole-Claude Mathieu récuse également l’idée qu’il faudrait chercher dans la personnalité même des opprimées l’origine de leur soumission. En réalité, les opprimées ne consentent jamais à leur propre domination. Tout le problème est de mettre à jour ce qui les amène à céder. Bien souvent, la personne elle-même ne comprend pas ce qui la conduit à accepter une situation dont elle-même peut percevoir le caractère problématique.

Cette soumission s’obtient tout d’abord par d’innombrables pratiques de violence qui ne sont pas toujours perceptibles par la personne qui en est victime. C’est ce qu’on pourrait appeler des «relations d’emprise». Elles peuvent prendre par exemple la forme de pratiques de manipulation. Ainsi, une femme victime de violence conjugale se maintient dans cette situation non pas parce qu’elle a une personnalité dépendante ou qu’elle est masochiste, mais parce qu’elle est prise dans des relations d’emprise dont elle a du mal à comprendre le fonctionnement. Le fait qu’elle se maintienne dans cette situation, qu’elle-même peut percevoir comme problématique, entraîne un sentiment de honte et de culpabilité.

Si les opprimées ont du mal à s’expliquer ce qui produit leur domination, c’est que, selon Nicole-Claude Mathieu, il existe une asymétrie des consciences entre la personne qui exerce une domination et la personne dominée. Les opprimées n’ont pas le même savoir sur l’oppression que les oppresseurs. Cette situation est par exemple perceptible dans les maltraitances exercées par un adulte sur un enfant.

Dévoiler les mécanismes d’emprise

Trop souvent, des discours qui se prétendent bienveillants, voire émancipateurs, vont chercher dans le sujet, dans sa personnalité en particulier inconsciente, les raisons de sa soumission. Au lieu de cela, il faudrait plutôt aider les victimes à se déculpabiliser et à se libérer en leur offrant la possibilité de dévoiler les mécanismes d’emprise psychosociologique auxquelles elles sont confrontées.

Ireène Pereira est sociologue et philosophe de formation; ses recherches portent sur l’éducation populaire. Cofondatrice de l’IRESMO, Paris, http://iresmo.jimdo.com

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