Ne pas solder l’après
Je le précise d’emblée, ceci n’est pas une critique de l’agora de Nigel Lindup, parue récemment dans Le Courrier (à lire aussi ci-dessous). Je partage son constat: le tournant écologique était à faire il y a cinquante ans. L’inertie du système lancé à pleine vitesse fait que les changements, même s’ils commençaient maintenant, ne permettraient sans doute pas d’éviter les dégâts dont nous avertissent les expert·es du climat. Il est pourtant nécessaire, je crois, d’apporter au commentaire une autre conclusion.
Que faisons-nous de ce «trop tard»?
La question du temps qu’il nous reste pour entamer un changement est une question piège pour toutes celles et ceux qui y aspirent. Aller vite en imposant d’en haut (scénario autoritaire)? Se désespérer et être immobilisé·e par le sentiment d’impossibilité (scénario «à quoi bon») ou au contraire tout griller pendant qu’il est encore temps (scénario «après moi le déluge»)? Un changement important, en profondeur, demande du temps. Et nous ne l’avons pas. Impasse.
Cette question nous obnubile, nous paralyse, alors qu’il faudrait la dépasser et la remplacer par une vision plus constructive: quelles sont les erreurs commises et quels sont les changements qu’il faudrait mettre en place?
Se dire qu’il est trop tard, c’est aussi oublier qu’il y aura un après la catastrophe. Il ne s’agit pas de le prévoir, de l’attendre ou de s’avancer à prédire à quoi il ressemblera, mais de garder en tête qu’il existera. Doucher les espoirs ne mène à rien, et mine la volonté de changement et d’action qui, même si elle arrive trop tard, est absolument nécessaire, ne serait-ce que pour éviter que l’histoire se répète. L’écologiste norvégien Arne Næss déclarait par exemple son espoir d’un monde meilleur, mais pour le XXIIe siècle! Maigre consolation, c’est vrai, mais toujours mieux qu’un «trop tard».
Il est plus évident d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme, ironisait Fredric Jameson. Cet effort d’imagination est pourtant on ne peut plus nécessaire aujourd’hui. Le changement a besoin d’espoir, et ça se joue dans nos têtes! On appréciera à sa juste valeur cette déclaration de l’auteur de science-fiction Kim Stanley Robinson, dans une tribune largement diffusée: «D’accord, la situation est mauvaise, mais en voilà assez: on le sait déjà! La dystopie a fait son travail, ce n’est plus un scoop, et c’est peut-être bien confortable d’en rester là. Nous voulons des utopies! La réflexion qui importe maintenant, c’est l’utopie. Qu’elle soit réaliste ou non, et peut-être particulièrement si elle ne l’est pas.»
Comme vous toutes et tous, je n’ai pas envie d’attendre un hypothétique renouveau futur, pas plus que je n’ai envie de regarder ce monde s’écrouler les bras ballants. Nous avons plus besoin d’espoir, d’illusions peut-être, que de nous dire que c’est foutu et contribuer malgré nous à un statu quo mortifère (qui en arrange bien certain·es, soit dit en passant). Qui sait réellement à quoi cette crise annoncée, ou son après, ressemblera? Il ne s’agit pas de la prévenir, mais de substituer à ce débat un développement des perspectives, pour l’avenir autant que pour maintenant. Des aspirations qui nous parlent et nous aident à affronter demain et les jours qui suivront. Pour ce que cela nous apporte, pour ce besoin impérieux, et humain, de croire en quelque chose.
Trop tard ou pas, qu’est-ce que ça change? Le futur attendra, il a tout le temps devant lui.
Suite de la discussion
A son tour, Nil Lindup répond à Vincent Gerber.
Au sujet des points de basculement climatique, Vincent Gerber nous exhorte, même s’il semble trop tard, à rêver des utopies, des «aspirations qui… nous aident à affronter demain». Il faudrait, après tout, croire en quelque chose.
J’ai essayé. Je reviens malheureusement à la question que M. Gerber a lui-même posée: ces utopies, qu’en faisons-nous?
Une utopie, est-elle une description détaillée d’une société idéale? Ou suffit-il de recommandations d’actions plus ou moins faisables? Il y a une abondance de propositions de modification de nos habitudes, de notre législation, de notre attitude vers le monde naturel. L’ONG GRAIN, par exemple, propose une agriculture plus humaine pour refroidir la planète et nourrir la population1>GRAIN (grain.org), Hold-up sur le climat. Comment le système alimentaire est responsable du changement climatique et ce que nous pouvons faire, éd. française Genève: CETIM (cetim.ch), 2016.. Le biologiste américain E.O. Wilson propose de créer une réserve naturelle couvrant la moitié de la planète afin de régénérer la biodiversité dont nous dépendons2>Edward O. Wilson, Half-Earth. Our planet’s fight for life, New York: Liveright 2016.. D’ailleurs, chaque accord sur le climat, chaque initiative populaire ou manifestation constitue une sorte d’utopie en miniature.
Toutefois, ce n’est pas l’existence des utopies qui compte, mais l’appui politique qu’elles reçoivent, car elles ne peuvent se réaliser que si le système qui les encadre les nourrit plutôt que de les étouffer.
Il existe déjà des utopies pratiques qui réalisent des visions alternatives. Le film Demain3>Cyril Dion et Mélanie Laurent, Demain, film documentaire français, 2015. Malgré un futur préoccupant, le film a la particularité de ne pas donner dans le catastrophisme. présente une série d’initiatives écologiques déjà mises en œuvre de par le monde. A Genève, nous avons des magasins coopératifs qui commercialisent les produits des paysannes4>Le féminin inclut le masculin. et productrices locaux. Dans nos coopératives d’habitation, l’on trouve des innovations qui ont un impact sur les émissions des gaz à effet de serre: les coopératrices imaginent et mettent en œuvre des solutions aux problèmes d’assainissement et de gestion des déchets, d’autosuffisance en énergie ou de matériaux de construction non polluants.
Ces dernières associations représentent un vrai avenir alternatif. Elles bénéficient de l’appui des autorités. Mais pour s’enraciner durablement, il faudrait légiférer afin de réduire l’emprise des intérêts commerciaux sur le marché immobilier.
Il ne suffit pas d’écrire des utopies, il faut que quelqu’un les lise qui ait le pouvoir de les mettre en œuvre. Il est important de savoir, par exemple, lesquelles de nos élues participeront à la journée du climat annoncée ce 2 mai prochain au Parlement fédéral: celles qui connaissent déjà les enjeux ou celles qui voudraient combler un manque de connaissances dans ce domaine afin de pouvoir prendre, en connaissance de cause, des décisions qui puissent vite changer la donne.
Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas tant l’espoir qu’un système qui nourrisse cet espoir, qui accueille nos rêves et les transforme en réalité.
Voici quelques éléments de mon utopie à moi:
• Une épiphanie généralisée au sein du monde politique, menant à la compréhension de la vraie place de l’être humain sur cette planète, et de son imbrication dans les tissus de vie complexes et délicats qui le soutiennent;
• Une envie chez les politiciennes de lire les utopies;
• L’obligation de regarder chaque question politique ou économique à travers des «lunettes écologiques»;
• L’égalité de statut et d’accès aux politiciennes pour la société civile et les sociétés commerciales.
Maintenant, que faire de mon utopie? Elle suppose un basculement rapide (sur 2-3 ans) dans les mentalités et dans la législation suisse qui permettrait de renverser le système actuel basé sur la consommation, l’égoïsme et la poursuite de l’argent. J’y crois, M. Gerber. Mais je n’en vois pas la moindre possibilité.
Notes
Genève, auteur de Murray Bookchin et l’écologie sociale, éd. Ecosociété.