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«On se trompe de point de basculement»

L’altération en profondeur de l’écosystème planétaire découle des choix économiques effectués à l’échelle mondiale, selon Nigel Lindup. Quant à la réversibilité du processus, «les jeux sont faits depuis les années 1970».
Environnement

Les climatologues nous ont prévenus: le point de basculement s’approche. Notre impact sur l’équilibre planétaire déclenchera bientôt une spirale vicieuse, un point de non-retour. Nous avons dix ans seulement pour corriger le tir.

Je suis sceptique. Je ne nie pas la science, mais on se trompe de point de basculement. C’est déjà raté, car le point de basculement clé n’est pas celui du climat physique mais celui du climat économique. Et là, les jeux sont faits depuis les années 1970. Nous nous retrouvions alors devant un choix existentiel. En 1962, Rachel Carson avait publié Printemps silencieux1>R. Carlson, Silent Spring, Houghton Mifflin, Boston, 1962 [Printemps silencieux, Wildproject, 2020]. Premier ouvrage sur le scandale des pesticides, le livre a entraîné l’interdiction du DDT aux Etats-Unis.. En 1972, le Club de Rome lance son avertissement, Les limites à la croissance2>Aussi nommée «rapport Meadows», première étude importante sur les dangers d’une croissance illimitée, prédisant un effondrement des ressources et de l’économie dès 2030, au plus tard en 2100.. En même temps les économistes de la Chicago School font l’éloge de la croissance et de l’effet ruissellement. En 1979 et 1981 l’Ouest fait son choix: élection de Margaret Thatcher, puis de Ronald Reagan, champions de la croissance.

Thatcher nie l’existence de la société. Il n’y aurait que «des hommes, des femmes et des familles»: reflet européen de l’esprit pionnier individualiste si prévalent aux Etats-Unis. En encourageant le perestroïka libéralisant du Russe Gorbatchev et l’ouverture de la Chine vers le capital, ce duo finit par séduire le monde entier avec son idéologie. Le triomphe du capitalisme, symbolisé par l’effondrement du Mur de Berlin, est acclamé comme «la fin de l’histoire».

Je trouvais cette phrase arrogante à l’époque. Mais elle s’avère correcte. Depuis, aucun vrai progrès. La vision thatchérienne d’un monde égoïste et atomisé mine l’édifice social construit après la guerre: c’est la casse des syndicats, les loyers hors contrôle, et le transfert progressif de nos institutions sociales à l’actionnariat. Au Royaume-Uni, en Suède et dans beaucoup de pays africains, l’éducation devient une marchandise au lieu d’un service. Les grands investisseurs peuvent traîner les Etats devant des tribunaux privés s’ils estiment que leurs intérêts sont lésés. Tout ce qui nuirait aux droits du capital ou réduirait les bénéfices est un affront à «la liberté» – la liberté économique, la liberté du commerce, la soi-disant liberté de choix.

Nous évoluons dans notre propre écosystème abstrait, artificiel, qui fonctionne en dehors de l’écosystème planétaire et obéit aux lois de Chicago plutôt qu’à celles de la physique. Nous avons perdu toute humilité, toute raison, tout sens de notre place sur la Terre. Dans la fuite en avant vers cette liberté mythique nous multiplions les idioties: les courses F1; des Jeux olympiques d’hiver qui nécessitent le gaspillage de millions de litres d’eau précieuse pour créer de la neige; un Mondial du foot [au Qatar, fin 2022] où il faudra des dispositifs pharaoniques de climatisation. Pourquoi persistons-nous? Pour la pire des raisons: parce que nous pouvons. La raison du plus fort. Brutaliser la Terre, bullying the Earth.

Et pendant que le 1% – les gros actionnaires – et leurs laquais – les politiciens de droite – bafouent les lois de la nature, le 99% – les petits paysans, les citoyen·nes lambda, même les enfants à l’école – cherchent à rétablir l’équilibre avec des petits gestes «écolos». En vain, car le capital corrompt tout, détournant même les bonnes idées à ses propres fins vénales et toujours destructives. Les grands distributeurs nous proposent certes des produits végans, mais créés par des multinationales à base de processus énergivores d’extrusion de protéines; on encourage le recyclage mais celui-ci est victime des lois du marché tout-puissant; et les voitures et vélos électriques dépendent du lithium extrait dans des mines qui détruisent l’habitat des paysans aux Balkans ou en Bolivie.

On scande «System change, not climate change!». Trop tard. Les Grecs anciens avaient tout compris: il s’agit de l’hubris, l’orgueil aveugle, la démesure débridée. Mais gare à la vengeance de Némésis. Les prédictions du Club de Rome d’il y a 50 ans se sont matérialisées, sont même dépassées. Nous ne sommes pas au bord du gouffre. Nous sommes en chute libre.

Notes[+]

L’auteur de cette agora vient de Versoix (GE).

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Ne pas solder l’après

lundi 28 février 2022 Vincent Gerber
Vincent Gerber réagit à l’agora de Nigel Lindup qui établissait le constat qu’il est «trop tard» pour sortir de l’impasse climatique dans laquelle nous nous trouvons.

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