Cristina Calderón, mémoire de la langue Yagan, s’est éteinte
Cristina Calderón est décédée le 16 février à l’hôpital de Punta Arenas, la capitale de la région de Magallanes en Patagonie chilienne. Elle avait été évacuée la veille depuis Puerto Williams, sur l’île Navarino, où elle habitait avec les autres Yagan dans le village-quartier de Villa Ukika. Sa mort a été annoncée par sa fille, Lidia González Calderón, actuelle vice-présidente adjointe de l’Assemblée constituante du Chili. Cette dernière représente la communauté yagan, la plus australe du monde, dans l’important rôle d’écriture de la nouvelle Constitution, au sein de laquelle les peuples autochtones espèrent que l’Etat chilien leur reconnaitra finalement des droits fondamentaux que cinq siècles de colonisation leur ont retiré.
Ces jours derniers, la plupart des journaux ont parlé de la mort de «la dernière locutrice d’une langue autochtone». Il y a quelques années, ils auraient probablement évoqué «la dernière Yagan», comme cela a été le cas après la mort de Lola Kiepja en 1966, dernière locutrice de la langue selk’nam, communauté voisine des Yagan en Terre de Feu. Les anthropologues eux-mêmes ont véhiculé cette image de «la dernière descendante des Selk’nam» à l’époque de la mort de Lola Kiepja, très probablement avec l’objectif de souligner les conséquences de la colonisation sur ces terres du bout du monde. Ils n’avaient pas réalisé que cette étiquette allait coûter cher aux descendant·es selk’nam qui revendiquent encore aujourd’hui leur existence.
Les membres de la communauté yagan connaissent bien ce qu’ont vécu les Selk’nam après la mort de Lola Kiepja. Pour cette raison, Cristina Calderón répétait souvent qu’elle était la seule à savoir encore parler cette langue couramment, mais elle tenait toujours à souligner qu’elle n’était absolument pas la dernière Yagan, ni la dernière locutrice. Elle a travaillé dans les dernières années de sa vie avec sa petite-fille Cristina Zárraga pour garder cette langue vivante. D’autres Yagan de Villa Ukikala la connaissent partiellement, et c’est un des objectifs de la nouvelle génération de Yagan que de revitaliser cette langue vernaculaire.
Cristina Calderón, connue de toutes et tous sous le nom d’«Abuela» (grand-mère), avait été reconnue en 2009 par l’Etat chilien comme un «trésor humain vivant». Son histoire, très bien résumée par sa petite-fille dans le livre Cristina Calderón. Memorias de mi abuela yagan1> Cristina Zárraga, Cristina Calderón. Memorias de mi abuela yagan, La Prensa Austral Impresos, Punta Arenas, 2016., a été marquée par toutes les conséquences de la colonisation. Jusqu’aux années 1960, elle a vécu en différents endroits du canal de Beagle entre l’Argentine et le Chili, jusqu’à ce que l’Etat chilien décide d’installer tous les Yagan à Villa Ukika, non loin de la base militaire de Puerto Williams.
Les années suivantes, elle a vécu l’arrivée de la dictature de Pinochet et les tensions croissantes avec l’Argentine pour l’accès à l’Antarctique. Vivre aux côtés des militaires n’a pas été simple, et les Yagan ont souffert toutes sortes de discriminations, leur intimant souvent un sentiment de honte d’être autochtones. C’est un raccourci, mais il n’est pas vraiment étonnant de penser qu’une langue s’est presque perdue dans ce contexte.
J’ai eu l’opportunité de vivre à Villa Ukika de janvier à mars 2020, et chaque jour Cristina recevait trois ou quatre visites dans sa maison. Elle accueillait tout le monde avec le sourire. Comme me l’a confié en février 2020 Alberto Serrano, directeur du Musée anthropologique Martin Gusinde à Puerto Williams: «Je ne peux pas parler pour elle, mais je peux présumer, d’après ce que j’ai vu et entendu, qu’elle a toujours été fière d’être Yagan. Dans le passé, c’était quelque chose de plus intime en raison des discriminations que les Yagan ont subies, mais aujourd’hui c’est différent et cette fierté s’affiche publiquement, pour elle comme pour les autres Yagan.»
Gabriel Boric, président élu du Chili et originaire de Punta Arenas, a lui aussi rendu hommage à Cristina Calderón: «Son amour, ses enseignements et ses luttes depuis le sud du monde, là où tout commence, resteront éternels. Un gros câlin à toute sa famille et à Villa Ukika. Vous n’êtes pas seules et seuls.» Je trouve les mots de Boric porteurs d’une certaine force symbolique, puisqu’il parle d’«où tout commence» pour en finir avec l’image ethnocentrique qui consiste à considérer la Patagonie comme la «fin du monde», comme quelque chose qui se termine.
Là-bas, malgré la triste nouvelle de la mort de l’Abuela Cristina, quelque chose est en train de commencer. En réalité, cela a déjà commencé depuis quelques temps et je pense au terme de «lutte» utilisé par le président élu. En effet, depuis 2019, les Yagan luttent contre l’arrivée massive de l’industrie du saumon dans le canal de Beagle.
Lorsqu’en mars 2019, le roi et la reine de Norvège ont visité la région pour promouvoir les activités des entreprises norvégiennes en Patagonie, les Yagan ont organisé des manifestations d’opposition dès leur arrivée sur l’île Navarino. L’Abuela Cristina en personne est allée dire au roi et la reine qu’ils n’étaient pas les bienvenus dans leurs mers. Grâce à cette lutte, les autorités chiliennes ont obligé l’industrie du saumon à retirer ses cages du canal de Beagle.
Cristina Calderón les a malheureusement quittés. Mais la jeune génération yagan savait qu’un jour elle allait partir. Dans toutes les luttes futures des Yagan, à l’Assemblée à Santiago du Chili comme sur le terrain en Patagonie, la mémoire de Cristina les accompagnera, comme sa fille Lidia l’a déclaré: «Tout ce que je ferai dans mon travail sera en ton nom et au nom des Yagan».
Notes
Geremia Cometti est anthropologue, vice-doyen de la faculté des sciences sociales de l’université de Strasbourg. Texte paru dans Libération.