Contrechamp

Sarcem ou l’«improbable occupation»

A l’été 1976, les employé·es de Sarcem, une entreprise de microtechnique meyrinoise, entrent en lutte pour sauver leur usine d’une faillite programmée. Au prix de quatre mois d’occupation des ateliers et d’une intense mobilisation, la production reprend. Une victoire qui questionne la désindustrialisation alors déjà bien engagée à l’échelle régionale.
Sarcem ou l’«improbable occupation»
Photo de groupe devant l’usine Sarcem à Meyrin, été 1976. INTERFOTO
Mobilisation

Des occupations d’usines en Suisse? La chose semble inouïe tant domine dans les esprits la grande mythologie de la paix du travail. Et pourtant, sous l’effet de la vaste restructuration capitaliste qui se déploie dès 1974-1975, plusieurs groupes de travailleuses et de travailleurs décident d’occuper les ateliers dans lesquels ils travaillent. C’est le cas des ouvrières et ouvriers de la menuiserie Winckler à Marly (Fribourg) en 1978, des typographes de l’imprimerie du Courrier en janvier 1976, ou encore des travailleuses et travailleurs de Technicair (Genève) en 1978. La durée de ces occupations se compte en semaines, elles résonnent donc plutôt comme des avertissements ou interviennent alors que la partie est déjà largement perdue. Un conflit cependant se distingue, c’est l’occupation des ateliers de Sarcem, dans le canton de Genève, en 1976. Elle se déroule sur quatre mois, de juin à septembre, et s’achève sur une victoire ouvrière.

Les ateliers de Sarcem sont situés au cœur de Meyrin, à l’emplacement de l’actuel centre commercial. Les travailleuses (très minoritaires) et travailleurs y produisent des automates à bobiner, une machine qui relève de la mécanique de précision et qui est commercialisée auprès d’entreprises comme ITT, Philips ou encore Siemens. Les employé·es sont une quarantaine, c’est dire que, comparée aux concentrations ouvrières de la Société genevoise d’instruments de physique ou des Ateliers de Sécheron, Sarcem est une toute petite entreprise. Chaque machine à bobiner produite est fabriquée selon un cahier des charges déterminé par le client: l’entreprise ne fait pas de série. Comme le relève un tract du début de l’occupation, «les ouvriers sont des mécaniciens très qualifiés, passionnés par leur travail et qui n’hésitent pas à faire des heures supplémentaires».

«Nous étions en marge des luttes»

Le nombre de syndiqués dans l’entreprise est très faible et il n’y a pas de commission du personnel. Dans la brochure éditée après le conflit par la Librairie Que faire?, la situation est décrite ainsi: «La majorité d’entre nous ne s’intéressait pas aux problèmes des autres travailleurs. Nous étions en marge des luttes et nous n’avions pas vraiment conscience d’être des travailleurs comme les autres. Sept travailleurs étaient syndiqués, mais il n’y avait pas de commission syndicale […] les problèmes étaient réglés individuellement.» C’est cette configuration qui fait dire à Manon Fournier, l’auteure d’un excellent mémoire de master sur cette lutte, qu’il s’agit d’une «mobilisation improbable». Alors qu’on sort d’une période de forte mobilisation politique dans le sillage des mouvements étudiants de 1968-1969 et des grèves dans les grandes entreprises de la métallurgie genevoise de 1971, Sarcem est sans doute l’usine dans laquelle un mouvement d’ampleur avait le moins de chance de se développer. Et pourtant: le 2 juin 1976, les travailleurs et travailleuses s’engagent dans une occupation qui durera quatre mois, sans doute la plus longue de la seconde moitié du XXe siècle en Suisse.

Dans un entretien réalisé par Manon Fournier, un participant à l’occupation établit un lien entre le savoir-faire spécifique du personnel et le déclenchement de l’occupation: «Je pense que l’origine de l’occupation c’est qu’on avait […] un produit qui était vraiment au top […] on savait que c’était un produit qui pouvait peut-être tenir la route encore longtemps.» La présence, parmi les employés de Sarcem, d’un militant à la fois membre du comité des employés de la Fédération des travailleurs de la métallurgie et de l’horlogerie (FTMH) et de l’Organisation de lutte pour le communisme (OLC) fait aussi partie des éléments qui ont rendu possible cette improbable occupation. Grâce à son action, la situation de Sarcem sera très vite connue du côté syndical et dans le milieu militant de la gauche extraparlementaire. Il faut encore souligner que l’octroi d’indemnités chômage aux travailleuses et travailleurs occupant l’usine a beaucoup compté pour inscrire le mouvement dans la durée.

Une faillite volontaire

Fin mai 1976, les salaires cessent d’être payés. Le lundi 31, les travailleuses et travailleurs arrêtent le travail et se réunissent en assemblée générale. Un comité d’entreprise est élu et entre en contact avec la direction. Le lendemain, les salaires sont payés, mais le patron annonce qu’il va déposer le bilan. En réalité, le bilan est déjà déposé. Les travailleuses et travailleurs décident de renforcer la position de leur assemblée à laquelle ils donnent les plein pouvoir pour décider de la suite à donner au conflit.

L’occupation de l’usine avec poursuite de la production est décidée. Le travail reprend sous la direction du comité d’entreprise. Jean-Pierre Thorel, secrétaire de la FTMH, est présent lors de l’assemblée générale et exhorte les employé·es à garder secrète l’occupation. Il entreprend diverses démarches auprès de l’Office des poursuites et du conseiller d’Etat Henri Schmitt, mais elles n’aboutissent qu’à confirmer que l’entreprise est en faillite. En milieu d’après-midi, le 3 juin, deux fonctionnaires de l’Office des poursuites se présentent pour fermer l’entreprise: ils sont éconduits par les occupant·es. Le lendemain, la position de Thorel n’est plus tenable et l’assemblée générale décide de rendre publique l’occupation en organisant une conférence de presse.

Les salarié·es de Sarcem sont convaincu·es que l’entreprise est viable. Leur connaissance du carnet de commandes et les liens très particuliers qu’ils développent avec les clients en produisant des machines sur mesure les empêchent de croire que la production ne puisse pas se poursuivre. Comme le relève un employé interrogé par Manon Fournier: «c’est une faillite volontaire, une entreprise peut se déclarer en faillite volontairement et là, c’était volontaire. Ce ne sont pas les créanciers qui nous ont mis en faillite.» Cette contestation du bien-fondé de la procédure de cessation d’activité est tout à fait particulière au cas de Sarcem. La routine syndicale, dans ces premières années de «crise économique», est de ne pas discuter la faillite et de négocier le reclassement ou la formation des employé·es à des techniques nouvelles.

L’autonomie ouvrière

S’ouvrent alors les quatre mois d’occupation au cours desquels il faut organiser le quotidien, aussi bien que de nombreux événements en soutien à la lutte. Les occupant·es se dotent d’une organisation qui assure leur autonomie tant vis-à-vis de la FTMH, qui voudrait prendre le contrôle du conflit, que des groupes gauchistes. Les soutiens sont bienvenus, mais les travailleuses et travailleurs entendent décider par eux-mêmes de la poursuite de leur lutte. Une assemblée se réunit tous les jours à 14 heures. L’ensemble des décisions y sont discutées démocratiquement. Ainsi, le 4 août, le syndicat demande-t-il que le contenu des négociations en cours avec de possibles repreneurs ne soient pas révélé en assemblée générale par les employé·es qui prennent part à ces négociations. L’assemblée générale rejette catégoriquement cette demande.

C’est finalement le 21 septembre qu’un accord de reprise est rendu public et l’occupation prend fin avec la signature des contrats individuels le 4 octobre. C’est une victoire totale du mouvement puisque l’ensemble des travailleuses et travailleurs sont réembauché·es et que la production reprend.

Frédéric Deshusses est archiviste aux Archives contestataires, Genève

Pour aller plus loin: un dossier de sources est en accès libre sur le site des Archives contestataires

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