Chroniques

Souffrance psychique et éducation populaire

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

La souffrance psychique est souvent abordée comme une question personnelle, alors qu’il s’agit également d’une réalité sociale à laquelle peuvent répondre des pratiques d’entraide collective.

Contre une approche uniquement individualisante

La question de la santé mentale revient régulièrement, entre autres dans le contexte de la pandémie, sur le devant de la scène médiatique. On peut penser par exemple aux situations évoquées publiquement par des sportives ou des artistes récemment. Néanmoins la tendance dominante dans nos sociétés capitalistes néolibérales est d’aborder la santé mentale à partir de la psychothérapie, soit comme une question individuelle et intrapsychique.

Le développement des approches individualisantes peut apparaître comme répondant au souci narcissique dans les sociétés hypermodernes d’être considéré·e comme une individualité singulière. On pense dès lors que la prise en charge individuelle des problèmes psychiques relève de la reconnaissance de la singularité et de notre psychisme. Cependant, les psychothérapies s’appuient toutes sur des modèles génériques du psychisme humain avant d’être appliquées à des cas individuels.

Cette approche purement individualiste de la santé mentale a été battue en brèche, à juste titre, par l’association genevoise Minds dans sa campagne «La santé mentale, c’est pas que dans la tête!». S’appuyant sur des recherches épidémiologiques, cette campagne rappelle comment, statistiquement, les problèmes de santé ne touchent pas toutes les personnes à égalité et que certains groupes sociaux sont plus à risques: femmes, minorités de genre et de sexualité, personnes en situation de pauvreté ou de précarité sociale, personnes migrantes et/ou racisées… Ainsi, les troubles anxieux et dépressifs, qui ont fortement augmenté dans notre société, touchent deux fois plus les femmes.

Le modèle du «stress minoritaire», établi par l’épidémiologiste psychiatrique Ilan H. Meyer, explique cette réalité par les situations de discrimination auxquelles sont confrontées les personnes. Ces situations peuvent être directes, comme une agression ou des insultes contre une personne LGBTQI. Cela peut être également le poids psychique lié à l’anticipation de situations d’agression: une personne LGBTQI peut cacher son identité par peur d’être agressée.

La thérapie communautaire intégrative

Au Brésil, le Dr Adalberto Barreto, dans la continuité du pédagogue Paulo Freire, a mis en place une forme de thérapie collective. L’approche de Barreto ne s’adresse pas à des personnes souffrant de troubles psychopathologiques, mais à celles confrontées à des évènements de vie critiques. On peut ici reprendre la distinction de l’Organisation mondiale de la Santé entre troubles psychiques et détresse psychologique réactionnelle.

L’approche développée au Brésil vise à prévenir les troubles mentaux et à limiter la consommation des psychotropes (somnifères, anxiolytiques, antidépresseurs) au sein de la population. La thérapie communautaire intégrative1>Réseau européen de thérapie communautaire intégrative, www.aetci-a4v.eu/ se déroule sous forme de cercles de parole où des personnes échangent entre elles sur des évènements critiques qu’elles ont vécus et témoignent des stratégies déployées pour les surmonter. L’intérêt de cette approche est de mettre en avant la différence entre la souffrance psychique liée à une situation relevant de la psychopathologie (souvent traitée par une approche médicamenteuse) et la souffrance psychique réactionnelle liée à des difficultés de vie.

L’éducation populaire autonome

Si l’approche de Barreto présente l’intérêt de distinguer la souffrance psychopathologique et la souffrance existentielle, elle ne prend toutefois pas vraiment en compte les déterminants sociaux de la santé mentale. Toujours dans la continuité de Paulo Freire, il existe des approches s’inscrivant dans l’éducation populaire autonome qui intègrent davantage les déterminants sociaux. Elles ont été développées en particulier au sein du mouvement d’action communautaire autonome au Québec: il s’agit des ressources alternatives en santé mentale ou encore de l’intervention féministe intersectionnelle.

Ces deux approches partagent un certain nombre de points communs. Elles prennent en charge la santé mentale de manière collective à partir de groupes de parole. Tout comme la thérapie communautaire intégrative, elles s’appuient sur l’échange d’expériences vécues.

Mais à la différence de l’approche de Barreto, l’éducation populaire autonome considère que le rétablissement en santé mentale passe par la prise de conscience par les personnes du fonctionnement social qui produit cette souffrance. Par exemple, dans le cas de femmes victimes de violence, il s’agit d’analyser le fonctionnement social des violences sexistes. Cette prise de conscience vise en particulier la déculpabilisation des personnes: les problèmes à l’origine de la souffrance psychique qu’elles éprouvent ne viennent pas d’elles, mais ont des causes sociales.

La deuxième grande particularité de l’éducation populaire autonome est qu’elle est orientée vers la lutte pour des droits collectifs. Il existe un ensemble de souffrances psychiques qui sont en réalité des souffrances sociales. Ce qui provoque ces souffrances sociales est analysé comme des atteintes aux droits des personnes qui en sont victimes.

Notes[+]

Irène Pereira est sociologue et philosophe de formation, cofondatrice de l’IRESMO, Paris, http://iresmo.jimdo.com/

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