Chroniques

L’homme qui pleure

A rebrousse-poil

«Qu’il est beau l’homme qui pleure, qu’il est doux,/Qu’il est chaud l’homme qui pleure devant vous…» chantait Bernard Haillant au joli temps de la Rive gauche.

Ces paroles ont traversé mon esprit il y a quelques jours. Evoquant notre première rencontre, un ami m’écrivait: «Nous t’avions invité à te produire à la Fête de la jeunesse jurassienne à Porrentruy. Avant le spectacle, tu avais participé au cortège à la torche. Moi qui étais un de ces Béliers organisateurs, j’étais juste derrière toi. En voyant cette foule flambante et joyeuse, tu t’étais exclamé: que c’est beau, ça me fout les larmes aux yeux!»

«L’homme qui pleure» m’est revenu encore en tête, et pas plus tard que ce dernier dimanche. Avec ma vieille copine Francesca Solleville, nous étions invités chez Landrain pour le repas de midi. Ancien photographe de presse, fou de chanson, frappé durement il y a quelques années par un AVC, Alain Landrain est désormais cloué dans son pavillon de banlieue.

C’est donc nous, avec Christian, son frère, et sa belle-sœur, qui lui rendions visite. Après que Francesca ait revisité sa jeunesse – elle va sur ses nonante ans, et a fréquenté tout ce que Paris a compté d’écrivains et de poètes – après que nous nous soyons offert comme il se doit quelques minutes de langue de vipère – c’est un rien, mais qui fait plaisir… – nous avons fait ce qu’une chanteuse et un chanteur peuvent faire pour remercier leur hôte: nous avons chanté! Alors, tandis que Francesca terminait une chanson d’Aragon, debout et le poing levé, nous avons vu de grosses larmes perler dans les yeux des frères Landrain, des gaillards pourtant pas nés de la dernière pluie, et bien loin d’être des chochottes.

– Excusez-moi, a soufflé Christian… Mais merde, c’est beau!

Je suis de ces gens-là, je l’affirme sans honte, je suis de ces hommes qui pleurent. Je revendique ce que certains considèrent comme une faiblesse.

Je me suis dit parfois: Retiens-toi: on ne pleure que sur soi!

Vrai, faux? Toujours est-il que ce qui fait monter dans ma gorge de gros sanglots, ce n’est quasiment jamais que je m’apitoie sur mon sort. Non. Ce qui me tire des larmes, c’est je crois le sentiment d’être présent là où se partage un désir de justice, un élan – peut-être désespéré – entre frères humains. C’est la fraternité et l’espérance. Je pleure d’espoir, pas de tristesse!

Je me rappelle une nuit dans le Champ des Bergers, près de Bethléem. Avec Albert Aghazarian, professeur à l’université de Bir Zeit, nous regardions ses étudiants qui dansaient sous les étoiles. Je m’étais penché vers mon ami:

– Tu vois Albert, on ne peut pas abattre un peuple qui danse!

J’avais les yeux tout humides.

C’est ainsi. Et que l’on rie si l’on veut: aujourd’hui encore je ne peux pas me trouver au milieu d’une foule qui chante «L’Internationale» sans devoir sortir mon mouchoir!

Bien sûr, je peux aussi pleurer devant trop de beauté, d’humanité, en lisant un livre, en regardant un film! Mes neveux, ma compagne, le savent bien et, ayant découvert le moyen imparable de me tirer des larmes, il arrive qu’ils se moquent gentiment de moi. Ils savent qu’il suffit de me faire voir, ou entendre, la dernière scène de Cyrano de Bergerac, là où Roxane réalise enfin qu’il l’aimait, là où il se bat encore contre toutes les hypocrisies avant de rendre l’âme: «Et samedi vingt-six, une heure avant dîner/Monsieur de Bergerac est mort, assassiné!»

C’est garanti, j’ai beau connaître la scène par cœur, j’ai beau tenter de me raisonner, rien n’y fait! Là, à chaque fois, j’éclate en sanglots! Et ça me fait du bien.

Une de mes plus grandes émotions date d’un voyage au Chili, il y a plusieurs dizaines d’années. Une cérémonie était organisée dans le cimetière général de Santiago, à la mémoire de Victor Jara, le chanteur assassiné par les sbires de Pinochet. Il y avait eu la foule immense, chantant à voix basse une chanson de Victor, «El derecho de vivir en paz» (le droit de vivre en paix), puis sa veuve, évoquant son large sourire et demandant justice. Puis une voix, aussitôt rejointe par des centaines d’autres, scandant: «El pueblo unido jamas sera vencido!». Moi: en larmes.

Chili… maintenant, l’espoir à nouveau…

Vient de paraître: Les Maîtres du Vent, petite randonnée dans une république bananière, récit, chez Bernard Campiche éditeur.

Opinions Chroniques Michel Bühler A rebrousse-poil

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lundi 8 janvier 2018

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