Une bouée éprouvée
Si la pandémie a rendu le sujet brulant, l’idée d’un renforcement de l’aide aux médias fait son chemin depuis quelques années déjà au Palais fédéral. Avant de franchir le pas, la Confédération a toutefois voulu s’inspirer des pratiques de ses voisins, traditionnellement plus interventionnistes que la Suisse, et a commandé deux rapports au spécialiste de l’économie médiatique Manuel Puppis. A la veille du vote sur le compromis adopté aux Chambres, le professeur en structures des médias de l’université de Fribourg appelle à soutenir ce petit «pas dans la bonne direction», alors que la crise de la presse s’aggrave d’année en année. Il défend en particulier l’aide directe aux médias en ligne et les soutiens structurels qui ont fait leurs preuves à l’étranger, notamment en Scandinavie.
La Suisse est peu interventionniste dans le domaine de la presse écrite. Or celle-ci ne se porte pas plus mal qu’ailleurs. Pourquoi changer?
Manuel Puppis: Il est vrai que la Suisse compte encore de nombreux journaux. Nous sommes un pays fédéral et il y a des élections régulières et des votes à trois niveaux. Notre démocratie directe dépend de la présence de médias dans toutes les régions. Mais cette diversité est aussi une illusion: dans la plupart des régions, nous avons des monopoles médiatiques; et la partie suprarégionale des journaux est produite dans une rédaction centrale pour la plupart des titres.
La crise des médias est réelle: il existe des raisons économiques pour lesquelles la volonté des utilisateurs de payer pour le journalisme est limitée. La publicité intervenait, mais c’est de moins en moins le cas. Les revenus de la publicité imprimée ont chuté au cours des vingt-cinq dernières années et la plupart des annonces en ligne sont destinées à des plateformes internationales telles que Google et Facebook. Cet argent manque au journalisme suisse. Dans ce contexte, le soutien public existant n’est pas en mesure d’empêcher la concentration.
«Il n’y a pas de levier pour punir des médias» Manuel Puppis
Qu’est-ce qui différencie la politique suisse?
La Suisse accorde proportionnellement un fort soutien direct à ses radios et à ses télévisions régionales (81 millions de francs par an grâce à la redevance Serafe, ex-Billag), mais, contrairement à la plupart des autres pays, elle se refuse à subventionner l’écrit. Dans ce secteur, on ne connaît que des mesures indirectes: une réduction du taux de TVA et un subside au transport postal des journaux (30 millions de francs + 20 millions pour la presse associative). Ce dernier n’existe que dans quelques pays. La plupart préfèrent miser sur un subventionnement direct de l’entreprise de presse, y compris en faveur des médias en ligne, domaine où la Confédération n’apporte aujourd’hui aucun soutien. Mais cela pourrait changer avec l’enveloppe de 30 millions de francs prévue pour le numérique dans le paquet de mesures.
L’autre grande nouveauté est l’attribution de 2% de la redevance Serafe (28 millions) à l’ensemble du système médiatique: formation des journalistes, agence de presse, Conseil suisse de la presse et infrastructures numériques, à l’instar de ce qui se pratique ailleurs. Et le paquet prévoit de renforcer l’aide au transport (40 millions pour le portage matinal + 20 millions pour la distribution postale).
Le paquet de mesures nous fait-il rattraper notre retard?
Nous sommes face à un compromis politique. C’est un pas dans la bonne direction. Personnellement, j’aurais souhaité un modèle plus innovant, qui soutienne davantage les médias en ligne et l’innovation.
Les opposant·es affirment qu’une aide publique, notamment lorsqu’elle est directe, entraîne un contrôle des médias par l’Etat. Avez-vous constaté cet effet à l’étranger?
Cette peur n’a aucune base. La Suisse promeut la presse depuis la fondation de l’Etat fédéral. Et dans le domaine de la radiodiffusion, il y a un financement direct depuis des décennies. Malgré cela, la Suisse possède l’un des systèmes médiatiques les plus libres au monde. Le paquet de mesures poursuit cette politique. Le seul élément nouveau est le financement des médias en ligne. Or, celui-ci est basé sur des modèles d’aide directe qui ont été testés en Scandinavie pendant des décennies – et les pays scandinaves se classent toujours en tête de toutes les enquêtes sur la liberté de la presse. Parce qu’il n’y a ni mandat de performance ni évaluation du contenu. Les médias qui remplissent certains critères formels reçoivent les fonds en grande partie automatiquement sur demande – de la même façon que pour les frais de port réduits. Il n’y a donc pas de levier pour punir des médias.
Le maintien d’une offre dans les régions périphériques est souvent mis en avant. Est-ce une dimension suffisamment prise en compte en Suisse?
Elle l’est à travers le rabais dégressif octroyé pour le transport des journaux. L’aide en ligne suit cette même logique favorisant les petits médias et, de ce fait, les publications locales.
La crainte que les nouvelles mesures viennent encore renforcer les groupes dominants ne serait donc pas fondée?
Il est vrai que les grands éditeurs profitent aussi du financement public. Aujourd’hui, environ 20% des tarifs postaux réduits profitent à Tamedia, CH Media et Ringier à travers leurs petits journaux. Ces groupes pourraient à l’avenir, selon les prévisions de Berne, toucher 25% de l’aide, puisque les grands journaux seraient également soutenus. Donc 75% iront aux petits éditeurs. Quant au financement en ligne, il profiterait à parts égales aux grands et aux petits médias, selon les estimations du gouvernement.
Bien sûr, seuls les médias qui existent déjà bénéficient d’un financement. Mais dans l’aide aux médias en ligne, les start-up ont aussi de bonnes chances de recevoir des fonds, puisque les seuils de vente minimale ne s’appliquent pas dans leurs premières années d’existence.
Y a-t-il, selon vous, un pays modèle dans son aide?
Pour moi, les pays scandinaves avec leur financement convergent du journalisme sont un modèle: la presse écrite et en ligne y sont traitées de la même manière – mais la Suisse n’a pas la base constitutionnelle pour cela. Je trouve également intéressants les Pays-Bas et certains Etats fédéraux allemands, où l’on finance l’innovation. Les start-up et les nouveaux projets des médias existants sont accompagnés. Ce serait aussi une idée pour la Suisse.
EN FRANCE, UNE LONGUE HISTOIRE
Soucieux de favoriser un journalisme pluriel et accessible à tous, l’Etat français a mis en place une large panoplie d’aides financières aux médias. Les mesures structurelles – rabais fiscaux, exonération de charges sociales, soutiens aux imprimeurs, à la Poste, aux kiosques et à l’Agence France Presse, etc. – forment le gros des 840 millions d’euros investis en 2020. Mais l’aide directe aux organes de presse d’information politique générale (IPG) est également importante. En 2021, selon le budget de l’Etat, quelque 400 journaux devaient se partager 118 millions d’euros au motif de soutenir l’information locale et le journalisme d’intérêt général, de compenser une faible attractivité publicitaire ou de prôner l’innovation médiatique. Une manne en hausse d’un tiers depuis le début de la crise du Covid. En 2019, dernière année dont la répartition a été rendue publique, des titres comme Libération ou L’Humanité avaient bénéficié d’un subventionnement respectif de 26 et 34 centimes d’euro par numéro, Le Monde et Le Figaro touchant, eux, 6 et 5 centimes. Le professeur Patrick Eveno, spécialiste de l’histoire des médias, nous explique l’origine et les effets de cette politique.
D’où vient cette volonté de l’Etat français de venir en aide à la presse?
Patrick Eveno: C’est une histoire ancienne. L’un des plus anciens mécanismes hexagonaux remonte à l’entre-deux-guerres. Les parlementaires avaient accordé un avantage fiscal aux journalistes qui étaient à l’époque particulièrement précaires (ils bénéficient toujours d’un abattement de 7650 euros sur leur revenu imposable).
Mais le tournant a lieu au sortir de la guerre. En 1944, les journaux français sont largement épurés. Quelque 90% des 206 quotidiens d’avant-guerre sont interdits. Les entreprises de presse sont réparties entre les partis et les groupes de résistants. Une presse nouvelle émerge, mais elle n’est plus soutenue par les financiers. L’Etat met alors en place de premières aides, notamment pour transporter et livrer des journaux. D’autres aides, au fur et à mesure que la profession connaît des crises, se créent ensuite.
Comment caractériser le système en vigueur?
C’est un ensemble, assez tortueux, de soutiens directs et indirects, une grosse machine, une somme de dispositifs qui ne répondent parfois à rien mais permettent quand même à certains journaux, comme L’Humanité, d’éviter de disparaître. Mais la situation évolue: on commence à comprendre qu’il faut arrêter de mettre des rustines sur des pneus crevés, et investir dans la modernisation de la profession.
Ces financements concernent des titres de toutes tendances, de L’Humanité à Valeurs Actuelles, condamné en septembre pour injure raciale. Comment fixer des limites?
Il faut d’abord rappeler que les aides à la presse ont permis de maintenir en France un certain pluralisme. Il est important de penser des critères qui assurent une qualité journalistique sans pour autant discriminer des courants de pensée. Il faut que les lignes éditoriales restent libres. On peut ne pas aimer Valeurs Actuelles, c’est mon cas, mais est-ce que la démocratie ce n’est pas avoir le plus grand pluralisme idéologique possible?
Propos recueillis par Clément Pouré (avec BPZ)