Contrechamp

Le droit à l’information est en danger

Pilier de la démocratie, le droit à l’information est mis à mal par l’uniformisation des contenus médiatiques. Un nivellement et une perte de qualité renforcés par le poids des médias numériques mainstream, dont Melik Özden et Marie-France Martinez, du CETIM, scrutent les enjeux sociologiques, en vue de la prochaine votation sur l’aide aux médias.
Le droit à l’information est en danger
«Autrefois pluridisciplinaires et respectant une certaine objectivité, les médias sont devenus des produits de consommation.» KEYSTONE
Médias

Le droit à l’information fait partie du droit à la liberté d’expression et d’opinion1>Cf. la Déclaration universelle des droits de l’homme (art. 19) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (art. 19).. Il s’agit d’un droit universel qui inclut, d’une part, la recherche de l’information et, de l’autre, la possibilité pour tous et toutes de la recevoir. Le droit à l’information (non orientée) est le fondement de toute société démocratique qui se respecte. Dans ce cadre, l’accès à l’information est primordial pour la participation populaire à la prise de décision, dans les domaines tels que la santé, l’éducation, le logement, l’alimentation, les infrastructures, l’environnement, les transports… sans oublier les choix en matière de développement économique, social, politique et culturel. La qualité et l’indépendance de production et la diffusion de l’information sont des éléments tout aussi importants. En effet, comment se faire une opinion si l’information n’est pas disponible, ni accessible, ou déformée? Comment élaborer des politiques de santé publique sans un débat démocratique et en laissant les brides entre les mains des trusts? On peut multiplier ces exemples à l’infini.

De nos jours comme dans le passé, l’information est utilisée comme une arme par les puissants (d’ordre politique, économique et confessionnel) pour préserver et asseoir leur pouvoir et soumettre les peuples. A ce propos, l’analyse de Noam Chomsky et Edward H. Hermann faite en 1988 est sans appel: «(…) les médias sont utilisés pour mobiliser un vaste soutien aux intérêts particuliers qui dominent les sphères de l’Etat et le secteur privé!»2>La fabrication du consentement: De la propagande médiatique en démocratie, (1988), Agone, 2008, p. 13. La situation a bien empiré aujourd’hui si l’on tient compte de la concentration des médias entre les mains de quelques individus et/ou entités, actifs aussi bien dans les secteurs de la production, du service, de la finance et du commerce que de l’armement, avec la complicité des gouvernements.

C’est pourquoi d’ailleurs l’information non orientée est devenue une denrée rare et les journalistes indépendant·es en quête de vérité également. Ces dernier·es, soumis·es à des pressions – politiques et économiques en particulier – font face à de multiples menaces (du licenciement à l’emprisonnement), quand ils et elles ne sont pas assassiné·es3>Selon la Fédération internationale des journalistes, 2658 journalistes ont été assassiné·es entre 1990 et 2020, www.ifj.org/fr/salle-de-presse/rapports/detail/livre-blanc-de-la-fij-sur-le-journalisme-mondial/category/publications.html.

Le digital, entre mots-clés et algorithmes

L’avènement de l’internet il y a un peu plus de deux décennies a donné l’illusion d’une société dite de l’information. Aujourd’hui, le constat est amer. Les médias digitaux fleurissent à tout vent en clamant qu’un autre regard s’avère indispensable. Mais de quel regard parle-t-on? En s’engouffrant dans la brèche digitale, les médias mainstream, tout comme les réseaux dits «sociaux», priorisent la technologie et l’orientation des choix politiques, économiques et culturels, plutôt que la qualité de l’information et l’analyse nécessaire à la compréhension des enjeux par les citoyen·nes. Les spécialistes du marketing digital misent ainsi sur des mots-clés et sur de savants calculs pour répondre aux algorithmes de Google. Ceci dans l’espoir de booster la lecture d’articles insipides, et bien souvent sans fond, que l’on retrouve d’une plateforme à l’autre.

Dès lors, une question se pose: pourquoi les médias digitaux mettent-ils en avant le support et non le contenu de leur outil? Peut-être du fait que les grandes révolutions technologiques touchant à l’information avaient, jusque-là, découlé d’un besoin de diffuser de nouvelles manières de penser. Ainsi, ce n’est pas l’invention de l’imprimerie qui a rendu possible la réforme de l’Eglise, mais le fait qu’un mouvement antérieur de critique du catholicisme trouve dans l’imprimerie le moyen de populariser ses idées. Selon Dominique Wolton, directeur de recherche au CNRS en sciences de la communication et spécialiste des médias, la «démocratisation» d’internet résulte exactement de l’inverse.

Le temps des enquêtes est révolu

De fait, ne découlant pas d’un projet politique, internet ne ferait que renforcer la problématique individualiste de ses utilisateurs et ses utilisatrices tout en participant à un paradigme moderne que le sociologue qualifie de «société individualiste de masse». D’où l’intérêt renforcé des médias digitaux pour les sujets touchant le plus grand nombre de manière personnelle.

Cela n’est pas nouveau. Le support digital ne fait que renforcer une mouvance amorcée depuis l’entrée en bourse des médias. Autrefois pluridisciplinaires et respectant une certaine objectivité, les médias sont devenus des produits de consommation. Les grands titres (que ce soit au niveau de la presse écrite comme digitale) sont à présent tous plus ou moins aux mains de milliardaires ayant pour seule vision leurs bénéfices et l’orientation vers des choix correspondant à leurs intérêts. Pour ce faire, ils dictent la marche à suivre à leurs rédactions.

Or, qui dit bénéfice financier dit publicité ou propagande. De fait, les journalistes sont peu à peu devenu·es des producteurs et productrices d’une information s’apparentant bien souvent aux articles publicitaires et aux propagandes étatiques à la solde des grandes marques ou des gouvernements. Disparu le temps où les journalistes avaient le droit de lever des lièvres et de chercher la vérité à tout prix, terminée l’époque où leur travail consistait à enquêter, à recouper les informations avant de les divulguer. Exit le temps béni où un·e journaliste ne faisait que son travail. Aujourd’hui, transformé·es en employé·es de rédaction, ils et elles doivent aller plus vite et faire toujours plus (une version écrite de leur papier, une version digitale retravaillée, des photos, une vidéo, un son…).

Les conséquences de cette tendance sont plus qu’inquiétantes. Elles amènent à l’uniformisation de l’information à un point tel qu’elle est produite par des robots appelés faussement «intelligence artificielle», annonçant la disparition du métier de journaliste.

Dans un tel contexte, le droit à l’information et l’indépendance des journalistes, à quelques exceptions près, relèvent d’un mirage dans de nombreux pays. L’effectivité du droit à l’information nécessite non seulement des moyens financiers, mais aussi du temps pour chercher et obtenir des informations fiables. Or pratiquement la moitié de l’humanité, privée de ses besoins essentiels et en lutte pour sa survie, est exclue de facto d’accès à l’information. Une autre partie non négligeable de la population mondiale lutte pour ne pas tomber dans la précarité. Cette dernière constitue la cible privilégiée des médias mainstream qui cherchent à obtenir leur adhésion à un système injuste et inégalitaire.

Le tableau est bien sombre. Cependant, faut-il baisser les bras ou au contraire faire tout ce qui est en notre pouvoir pour donner un sens au vivre ensemble dans une société démocratique et solidaire?

Une aide modeste aux petits médias

Les citoyennes et les citoyens suisses sont appelés à se prononcer en février prochain à propos de la «Loi fédérale sur un train de mesures en faveur des médias». Il s’agit d’un coup de pouce modeste pour les journaux et autres médias en ligne locaux et régionaux – aide à la distribution et à la formation en particulier – bienvenu pour la préservation de l’indépendance des petits médias subsistant dans ce pays, même si une partie de cette aide est destinée aux grands médias monopolistiques qui bénéficient déjà de subventions publiques. L’aide modeste aux petits médias est visiblement déjà trop pour les patrons des grands médias qui soutiennent le référendum contre ladite loi. C’est dire l’importance et les difficultés de la lutte en faveur de l’information et de l’indépendance des journalistes.

Pour un «autre développement»

De son côté et modestement, le Centre Europe-Tiers monde (CETIM) est engagé, depuis plus d’un demi-siècle, aux côtés des peuples opprimés qui se battent pour un monde meilleur. Dans cette lutte, une information de qualité est une nécessité. C’est pourquoi en plus de ses activités traditionnelles – publication de livres, interventions à l’ONU, organisation de séminaires, etc. – le CETIM lance une revue digitale, Lendemains solidaires, un média pluraliste qui aborde des sujets méprisés par les médias mainstream sous l’angle analytique. Bref, un média digital qui ne répond pas aux attentes des moteurs de recherche ni à celles des pontes du marketing digital. Mais qui questionne les facteurs et les dynamiques du mal-développement, ceux qui affaiblissent le potentiel de créativité populaire et de sociétés plus égalitaires, plus inclusives et durables. CETIM

En savoir plus:
www.cetim.ch/abonnement-a-la-revue-digitale-lendemains-solidaires/

Notes[+]

* Centre Europe-Tiers monde (CETIM), Genève.

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