Encore un homme qui souffre!
Chère Léa de Jérôme Bonnell (2021), c’est l’histoire d’un type qui court après sa vie, qu’elle soit professionnelle ou privée. Il s’est fait virer par sa maîtresse après avoir enfin quitté sa femme pour elle, mais trop tard. Son entreprise se débat avec un investisseur escroc qu’il n’arrive pas à coincer. Il voit grandir de loin son fils de 11 ans, sans avoir prise sur lui.
Après une soirée trop arrosée, Jonas (Grégory Montel) se retrouve au petit matin à sonner chez Léa (Anaïs Demoustier), 34 jours après leur rupture (c’est lui qui les a comptés). Suivent récriminations et dernier élan passionnel avant qu’il se retrouve dans la rue, incapable de s’éloigner: il s’installe dans le café d’en face et guette les fenêtres de Léa, tout en décidant de lui écrire. Cette lettre qui finit par faire quinze pages, et dont nous ne saurons rien, lui vaut l’attention du patron du bistrot (Grégory Gadebois) qui la lit par-dessus son épaule. Tout en écrivant, Jonas observe les habitués de ce café, dont le pittoresque est un peu trop appuyé… Il est interrompu par les coups de fil de son associé qui l’attend de plus en plus impatiemment, de son ex-femme à qui il ne répond pas, et par les coups d’œil qu’il donne aux fenêtres de son ex, quelquefois ouvertes pendant qu’elle chante (elle prépare un concert de lieder de Schumann). Jonas va passer la journée à essayer de quitter ce lieu pour y revenir chaque fois, jusqu’à ce qu’il se retrouve à l’hôpital, victime d’un malaise vagal.
Le réalisateur Jérôme Bonnell, également auteur du scénario, explique: «J’avais commencé la note d’intention par cette phrase: ‘C’est pas la gloire d’être un homme.’ Je voulais interroger la fragilité du masculin, l’insupportable indécision des hommes, trop peu traitée au cinéma, à part, peut-être, par Truffaut dans La Peau douce… Mon personnage met mille ans à quitter sa femme, mille ans à revenir vers sa maîtresse, mille ans à se séparer d’un associé véreux. C’est l’histoire d’un homme qui fait tout trop tard.»
C’est l’histoire d’une rupture racontée du point de vue du type qui s’est fait larguer. Rien de tel pour rendre émouvant ce personnage, d’autant plus qu’il est incarné par un acteur tout en rondeurs sympathiques, Grégory Montel: celui-ci s’est fait connaître dans la série Dix pour cent, où il joue un agent particulièrement maladroit, gentil et lâche dans sa vie professionnelle comme dans sa vie privée. Il continue ici dans la même veine, ce qui permet de laisser hors-champ les raisons pour lesquelles sa maîtresse a rompu, et ce qu’il a fait subir à sa femme (Léa Drucker) avant de la quitter.
Cette comédie sentimentale a beaucoup de qualités, en particulier la direction d’acteurs et l’épaisseur des seconds rôles (Grégory Gadebois, Léa Drucker, Nadège Beausson-Diagne), et aussi la combinaison de principes narratifs classiques (unité de lieu, de temps et d’action) avec l’importance accordée au «hors-champ»: la lettre que Jonas écrit à Léa et dont on ne connaîtra pas le contenu.
Mais on peut s’interroger sur cette façon de laisser hors champ tout ce qui a trait au comportement de Jonas vis-à-vis de sa maîtresse et de sa femme. Quelques allusions sont faites par le patron du café, qui observe le manège de Jonas, sur la différence d’âge entre Jonas et sa maîtresse (Anaïs Demoustier a dix ans de moins que Grégory Montel, elle en paraît encore moins) et la crise de la quarantaine. Mais le comportement de Jonas, typique de la domination masculine (prendre une maîtresse plus jeune sans quitter son épouse, mère de son fils, qui se retrouve de fait à en avoir la garde quand son mari finit par la quitter), ne sera jamais mis en question puisqu’il reste invisible. Ce que nous voyons, c’est un type au bout du rouleau, qui ne maîtrise plus rien de sa vie et qu’on ne peut que plaindre. Le réalisateur appelle ça «interroger la fragilité du masculin»… on peut y voir aussi un récit de déploration qui masque la domination persistante de la gent masculine.
Geneviève Sellier est historienne du cinéma, www.genre-ecran.net