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Année zéro de l’émirat afghan

Depuis leur victoire, les miliciens islamistes sont parvenus à réduire Daesh et à sécuriser le pays. Le nouveau pouvoir tente désormais d’imposer sa marque sur l’Etat, l’économie et les mœurs.
Envoyé spécial
Année zéro de l’émirat afghan
Depuis la prise de pouvoir de la milice islamiste le 18 août dernier, le nouvel Emirat islamique d’Afghanistan prend forme sous la férule des talibans. Ici un checkpoint mobile. BMD
Reportage

Des commis se frayent un chemin au milieu des talibans armés qui gardent l’entrée du Ministère des affaires étrangères. Ils ont les bras chargés d’encombrants tableaux. «Les talibans m’ont demandé de reprendre mes toiles, ils veulent des peintures à leur goût, moins frivoles que mes panoramas», explique le peintre visiblement dépité. Le pouvoir afghan a changé d’habits depuis la prise de pouvoir de la milice islamiste le 18 août dernier. Le nouvel Emirat islamique d’Afghanistan prend forme sous la férule des talibans qui bâtissent à marche forcée leur société idéale. Leur projet tranche radicalement avec le précédent régime, sur presque tous les plans et notamment sur celui des droits humains. Un peu plus de cent jours après la chute de Kaboul, le nouvel émirat se construit en miroir de l’Etat failli, celui que la communauté internationale soutenait à bout de bras. Il a rompu avec certaines pratiques, mais peine à concrétiser les promesses de prospérité et de justice sociale. Voyage dans l’Afghanistan des talibans.

Depuis plus de trente ans, la situation n’a jamais paru si calme sur le plan sécuritaire. Malgré les attentats revendiqués par l’Etat islamique au Khorassan (EI-K), malgré la répression et les vengeances1>Voir notamment le rapport publié par Human Rights Watch le 30 novembre: https://www.hrw.org/fr/news/2021/11/30/afghanistan-meurtres-et-disparitions-dex-fonctionnaires-aux-mains-des-talibans. , le nombre de violences a fondu dans le pays depuis cet été. Est-ce en raison de l’omniprésence des combattants armés que l’impression qui domine est celle d’un retour à l’ordre? Les Afghans et les Afghanes peuvent à nouveau circuler sans danger à travers le pays. Pour toutes celles et ceux qui veulent rendre visite à leur famille en province, le voyage n’est désormais plus une tribulation redoutée, relate ce commerçant du centre de Kaboul: «Les grands axes sont complètement sécurisés, la peur des engins explosifs placés au bord de la route a disparu.» Son voisin, un restaurateur hostile aux talibans, concède que «la sécurité règne à Kaboul comme jamais auparavant. Ce serait parfait s’il y avait des clients aussi, mais faute d’argent personne ne va au restaurant.»

A Jalalabad, capitale du Nangarhar, une province considérée comme le sanctuaire de l’EI-K, les attentats à la bombe étaient monnaie courante. Principalement visées, les forces de la coalition et l’armée afghane ont payé un lourd tribut. Après la prise de pouvoir par les talibans, les combats ont continué avec d’autres belligérants: les talibans et l’EI-K. La situation s’est, dans un premier temps, détériorée, mais trois mois plus tard, elle s’améliore. «On avait peur chaque fois que l’on sortait, car on était pris entre les talibans et l’EI. On ne savait pas d’où venaient les menaces. En plus, il y avait les bandits et les enlèvements», explique Sadruddin, un artisan du centre de la ville: «J’ai cru en septembre que l’EI-K allait nous faire revivre les affrontements entre l’armée et les talibans. J’avais peur que ce soit la guerre civile, mais aujourd’hui, la vie normale reprend son cours.» La menace que fait peser l’EI-K n’a pas totalement disparu, mais elle semble s’éloigner.

«Daesh a été neutralisé»

Cheville ouvrière de la sécurité du Nangarhar, le docteur Bachir, un ingénieur architecte diplômé de l’université de Jalalabad, dirige les services de renseignements de la province (GDI). Il supervise les opérations de maintien de l’ordre et pilote la traque des djihadistes de l’EI-K. Petit homme calme et cassant au sourire mi-figue mi-raisin, il reçoit peu, et encore moins les journalistes. Son QG du centre de la ville abrite un lieu de détention à l’abri des regards. Il s’y trouve, confirme-t-il, des combattants de l’EI-K qu’il tient au secret: «On a arrêté un grand nombre de leurs militants; en fin de compte, ils n’étaient pas si nombreux. Les anciennes forces d’occupation en font l’objet de toutes leurs préoccupations, comme si elles cherchaient déjà un prétexte pour intervenir militairement une fois de plus dans l’émirat. Mais en vérité, l’EI n’a pas de soutien ici, ni dans les provinces voisines, il s’agit d’une création de toutes pièces des Américains, des hommes de Massoud, bientôt on n’en entendra plus parler.»

«Les grands axes sont complètement sécurisés, la peur des engins explosifs placés au bord de la route a disparu» Un commerçant de Kaboul

Des hommes armés se frayent un chemin dans la pièce pour écouter le docteur Bachir. Ce dernier, assis sur un matelas à même le sol, distille ses ordres en buvant son thé et en ajustant les châles qui le recouvrent de la tête aux pieds. Soudainement et à point nommé, un ado totalement imberbe et menotté est conduit au centre de l’assemblée. Tout en recherchant l’approbation du docteur Bashir, il confesse être un membre de l’EI-K, Bachir acquiesce. Omar, le jeune détenu, affirme être une nouvelle recrue; dans ses faits d’armes, il aurait tué quelqu’un pour le voler. Il servirait d’homme à tout faire, voire de sicaire pour l’organisation terroriste, c’est cela qui intéresse le docteur Bachir, qui explique vouloir démanteler l’antenne locale de l’EI-K grâce à l’aide d’Omar.

Imposer la charia

«Nos vrais ennemis sont ceux qui s’opposent à l’application de la loi islamique en Afghanistan, ceux qui ne veulent pas accepter la charia. La communauté internationale veut nous imposer ses règles, mais j’espère qu’après notre victoire, celle de la fourmi contre l’éléphant, elle ne se lancera plus dans une guerre idéologique contre nous. Georges W. Bush divisait le monde en deux, mais c’est l’islam qui a gagné ici. J’ai appris une chose durant ces vingt années de lutte: je préfère vivre un jour de liberté plutôt que cent jours sous occupation», prévient Bachir sous les regards approbateurs de son auditoire.

Bachir a 1126 hommes sous ses ordres, mais chaque administration, chaque service, y compris ceux qui n’ont rien à voir avec la sécurité, est noyauté par des dizaines ou des centaines d’autres talibans. C’est le grand remplacement: les anciens chefs de service de la fonction publique ont été poussés vers la sortie et les commandants talibans les ont rapidement supplantés. En revanche, les talibans ont insisté pour que ceux des cadres intermédiaires qui n’avaient pas fui le pays restent en poste pour faire tourner la boutique.

L’islam pour compétence

Le commandant Kari Zia Rahman a repris les rênes du département de l’électricité de Jalalabad, un service qui fait l’objet de nombreuses critiques. Cet ancien du renseignement militaire de la ville de Kaboul a débarqué avec une partie de ses hommes, deux dizaines, pour piloter le département. Comme il l’admet, il n’y connait rien, «mais pas moins non plus que mon prédécesseur». Un de ses hommes précise: «Le commandant n’a pas besoin de tout connaître, il se contente d’administrer selon les principes de l’islam.»

Habillé à l’occidentale, Ahmed Kureishi, responsable des questions opérationnelles et l’un des cinq chefs de service du département, fait partie de l’équipe précédente. Il se montre circonspect mais convient que les talibans ont mis fin aux anciennes pratiques: «Du jour au lendemain, la corruption a disparu. Avant, elle gangrénait toute l’administration, nous étions tous corrompus, moi peut-être aussi», dit-il avec un sourire. «Lorsque le sommet de la hiérarchie donne l’exemple, les employés suivent. Avant, les riches politiciens et businessmen ne payaient jamais leurs factures électriques. Ils versaient au chef un pot-de-vin.» Le gouvernement de Kaboul et les forces de la coalition n’ont-ils pas essayé de changer les choses? «Non. Ce sont eux qui ont montré le chemin de la corruption.» Contrairement aux autres fonctionnaires, les employés du département de l’électricité ont enfin reçu début décembre leur salaire, y compris les impayés. Les talibans, eux, ne sont pas payés, mais ils sont nourris et logés.

«Est-ce normal de voir tous ces hommes armés au sein d’une administration publique, qu’est-ce que cela veut dire?» Un fonctionnaire

Dans le Nangarhar comme dans presque tout l’Afghanistan, l’électricité est intermittente et n’est disponible que deux ou trois heures par jour. Seuls deux districts sur 22 jouissent de l’électricité 24 heures sur 24, explique Ahmed Kureishi: «Notre approvisionnement est double. Pour deux districts, nous achetons du courant au Pakistan et, pour le reste, nous comptons sur un barrage qui ne produit que quelques mégawatts, à cause du manque d’eau et de la vétusté des installations.»

Kari Zia Rahman a des projets d’investissements, mais pas d’argent: «La communauté internationale doit débloquer les 9 milliards qui nous appartiennent (le gouvernement étasunien a gelé les fonds de la Banque centrale d’Afghanistan soit 9,4 milliards de dollars, ndlr). Elle doit nous aider. C’est dans son intérêt. Si le pays coule, les Afghans partiront se réfugier en Europe ou rejoindront l’EI-K.»

Assis derrière son bureau le chef Kari Zia Rahman reçoit les clients et ceux qui veulent du travail. Sa tâche consiste à écouter les demandes et les doléances puis à trancher. Ce matin-là, ce sont surtout des sympathisants talibans qui sont reçus. Un jeune homme est venu avec ses oncles pour être embauché. Il est ingénieur électrique en formation et son père, qui travaillait dans le service, a été assassiné deux semaines plus tôt. Le chef opine, l’étudiant sera engagé: «Son père travaillait pour nous, il est honnête, c’est normal que nous l’engagions. En plus, il connait déjà un peu les questions électriques.»

Trois vieillards enturbannés avec des barbes longues comme l’avant-bras sont venus plaider leur cause: ils veulent pouvoir planter les terres sous des pylônes électriques. Le chef administre sa sagesse, ils peuvent cultiver le terrain mais pas le vendre, car il appartient au gouvernement, explique-t-il pontifiant: «Nous voulons le bien des gens, nous sommes là pour les aider, pas comme l’ancien gouvernement.»

Administration militarisée

Les fonctionnaires ne partagent pas tous l’enthousiasme des talibans. Un employé rechigne à donner son avis devant les autres: «Est-ce normal de voir tous ces hommes armés au sein d’une administration publique, qu’est-ce que cela veut dire?» Il enrage mais n’en dira pas plus. Avant de prendre les commandes d’une administration publique, pendant la guerre contre les forces de la coalition, le commandant et ses hommes s’occupaient d’intelligence militaire à Kaboul. Ils infiltraient les quartiers pour établir des réseaux, en préparation du grand soulèvement. Personne mieux que ces hommes ne sait pourquoi Kaboul est tombée si vite et sans combattre aux mains des talibans.

Alors que l’armée étasunienne levait le camp, les hommes de Kari Zia Rahman savaient pouvoir compter sur de nombreux relais dans Kaboul et avaient des combattants dans tous les quartiers de la capitale. Des caches d’armes avaient patiemment été disséminées chez des particuliers. Amatulah et Israr ont participé à ces missions périlleuses, ils étaient l’un et l’autre étudiants, le premier n’avait pas 17 ans quand il a commis ses premiers assassinats au service du djihad taliban: «Nous menions des opérations d’assassinats ciblés contre des personnages clés de l’ancien régime. J’avais l’air si jeune, on ne se méfiait pas de mois.» Son ami Israr précise: «Il n’a l’air de rien tout petit comme ça mais il est féroce, c’est un tueur. A l’arrière d’une moto, il a une fois liquidé un membre des services de sécurité d’une rafale de kalachnikov.»

Pour Kari Zia Rahman et ses hommes, le djihad continue. Pour faire appliquer la charia, renvoyer les femmes à des tâches domestiques et protéger les acquis durement gagnés. Mais ils en ont conscience, le défi sera aussi économique. «Guidés par les principes de l’islam, nous pouvons construire un émirat prospère mais nous avons aussi besoin de la communauté internationale. Nous ne sommes pas des terroristes. Tout le monde est bienvenu ici à condition de respecter nos valeurs et de ne pas venir en conquérant, car dans ce cas nous nous défendrons. L’Afghanistan est le cimetière des empires.»

Des gens vivent dehors malgré la neige. Pour les talibans, qui veulent construire un émirat prospère, le défi sera aussi économique. BMD

Notes[+]

Bébé à vendre

Des fillettes, bidons de plastique à la main, se bousculent en riant sous la cage d’escalier, devant l’unique robinet de l’immeuble. Aminah habite au dernier étage dans un grand appartement dont elle et sa famille n’occupent qu’une pièce. Avec l’arrivée au pouvoir des talibans, elle a perdu son travail, son fils de 18 ans est lui aussi sans emploi et sa fille de 21 ans s’occupe de son bébé.

Tout s’est enchaîné rapidement jusqu’à la déchéance: les économies ont été dévorées, le fils a été jeté en prison pour le retard du loyer et, un soir, les assiettes du dîner étaient vides. Une funeste idée a alors germé: comme les vivres viennent à manquer, Hena, la petiote de 5 semaines à peine, serait vendue au plus offrant. La dégringolade de l’économie afghane depuis le départ des Etasuniens conduit les plus précaires aux dernières extrémités: la mendicité, la vente d’organes, l’esclavage ou la vente d’enfants.

Aminah a travaillé dix ans dans la police, d’abord à Jalalabad pendant neuf ans, puis, après une blessure, elle a été mutée à Kaboul. Son mari, toxicomane, a succombé à son addiction, il y a treize ans. La mère s’est retrouvée seule pour élever ses deux filles et son fils. L’appartement où la petite famille vit désormais présentait l’avantage d’être situé non loin du poste de police où Aminah travaillait. L’immeuble, dans une banlieue neuve et aisée de Kaboul, n’a rien de cossu contrairement aux autres bâtisses de la rue. Il n’est pas terminé: la cage d’escalier bée sur la rue, certains murs manquent, l’eau ne parvient pas dans les étages. Malgré cette précarité, Aminah se trouvait plutôt bien lotie: «C’est un bon quartier, calme, pas trop loin du centre, ni de l’aéroport.»

Aminah (à gauche), Leyli (à droite) et, au milieu, sa fille Hena. BMD

Le salaire de la policière assurait une vie sans luxe, plus proche de la pauvreté que de l’aisance. La cadette s’est mariée et a déménagé à Kunduz dans le nord du pays. Zalyay, le fils, travaillait dans une compagnie d’export de coton. Leyli, l’aînée et mariée elle aussi, aurait voulu quitter le domicile familial, d’autant plus qu’elle était enceinte, mais son mari sans travail et sans perspectives d’avenir, autre que l’enfant à venir, a décidé de tenter sa chance en Europe. Il est parti en promettant de faire venir sa famille dès qu’il serait arrivé à bon port en Europe. Six mois plus tard, il n’y a aucune nouvelle. La fille se console en se disant que, peut-être, il a essayé de les joindre, mais que les appels ont sonné dans le vide puisqu’ils n’ont plus de téléphone.

Le 18 août, les talibans s’emparent de la capitale, les agent·es de police de la précédente administration désertent en masse: «En tant que femme policière, mon sort était scellé, j’avais perdu mon travail. Nous avons vécu sur le salaire de mon fils et sur nos petites économies, mais il n’y avait plus de quoi payer les 6000 afghanis de loyer mensuel (environ 60 CHF). Avec la fermeture des frontières, l’entreprise d’export qui employait mon fils a renvoyé ses trente travailleurs. Ma fille a accouché, il fallait nourrir la famille.»

Cinq loyers impayés s’accumulent, le propriétaire sans scrupule et proche des talibans va voir ces derniers qui décident d’appréhender le fils pour obtenir le remboursement des sommes dues. La fille baisse la tête et se tasse sur elle-même comme si elle voulait disparaître. «Par désespoir et pour faire libérer mon fils, j’ai eu l’idée…» Sa fille la coupe pour préciser: «Non, c’est moi qui ai eu cette idée, pour faire libérer mon frère.» Les mots manquent et le silence s’installe. «Vendre votre bébé?» «Oui. J’avais entendu parler de couples sans enfant qui cherchaient à acquérir un bébé. Une amie a mis une annonce sur Facebook.»

Leyli se tient un peu en retrait, elle soulève son enfant avec peine pour le replacer sur une couverture proche d’Aminah qui commence alors à cajoler sa petite-fille. «Un homme de Ghazni (province afghane) nous a offert 50’000 afghanis (environ 500 CHF), cela permettait de payer le loyer et de manger.»

La libération du fils met fin à la vente, pour l’instant: «Nous ne nous séparerons pas de Hena. Des voisins nous ont donné du riz et des haricots secs, un peu d’huile aussi, nous avons de quoi manger pour les prochaines semaines. Pour le loyer, nous somme en sursis. Chaque jour passé est un jour gagné.» Aminah veut trouver un travail, Leyli espère que son mari viendra la chercher et Zalyay rêve d’un emploi qui lui permettrait de gagner assez d’argent pour épouser la voisine du rez-de-chaussée.

Au bord de l’effondrement

La faillite de l’économie afghane ne date pas de l’arrivée des talibans au pouvoir. Mais le blocage étasunien des avoirs de la Banque centrale afghane (9,5 milliards de dollars gelés aux Etats-Unis) ainsi que la quasi-fermeture des frontières extérieures du pays ont accéléré une crise qui avait commencé depuis une année et demi et, surtout, ils ont mis en lumière la faillite d’un régime tenu à bouts de bras par les puissances occupantes. Malgré les milliards de dollars injectés dans l’économie afghane, le pays stagne, selon les chiffres du FMI publiés en début d’année, au septième rang des pays les plus pauvres du monde. Aujourd’hui au ban des nations, l’Afghanistan voit son système bancaire paralysé, les talibans n’ont pas accès à leurs réserves monétaires, les salaires de la fonction publique ne sont plus payés, les rares secteurs d’exportation sont en panne et les secteurs vitaux, à commencer par la santé, risquent de sombrer.

Le marché de Kaboul fourmille d’échoppes ambulantes, fruits et légumes abondent, rien n’y manque. «Il n’y a pas de pénurie, mais avec la dépréciation de la monnaie afghane, les biens essentiels se sont renchéris de 20 à 50%», explique Zalmay, un jeune économiste de Kaboul: «Presque rien de ce que l’on voit sur ce marché n’est afghan. Les bananes viennent du Pakistan comme les oranges et même les poulets; les noix, les épices viennent d’Iran ou d’Inde. Les tissus du Pakistan, d’Inde ou de Chine. Nous ne produisons presque plus rien. Il y a vingt ans, le pays était essentiellement rural et se suffisait presque à lui-même. Désormais, il dépend de l’aide extérieure: sans elle, il s’écroule. C’est ce que l’on voit aujourd’hui.»

Ce sont les plus précaires qui payent le prix le plus cher: les veuves, ceux et celles qui ont du jour au lendemain perdu leur travail et n’avaient pas de bas de laine. BMD

Un effet domino menace les Afghan·nes. La nouvelle classe moyenne, essentiellement citadine et composée de fonctionnaires et de petits entrepreneurs, est touchée de plein fouet par la crise. Elle vit sur ses économies et face aux incertitudes n’investit pas et consomme peu. «Tous les artisans, commerçants et l’économie informelle se trouvent fragilisés en raison du manque de clients», se lamente un joaillier du centre de Kaboul: «Avec le départ des étrangers, j’ai perdu une part de ma clientèle. Mais même les Afghans ne viennent plus. C’est presque au point mort. Si ça dure, je ferme boutique.» Mais ce sont les plus précaires qui payent le prix le plus cher: les veuves, ceux et celles qui ont du jour au lendemain perdu leur travail et n’avaient pas de bas de laine.

Dans l’un des hôpitaux qui fonctionnent à Kaboul, un chef de clinique explique: «On reçoit plus de patients atteints de malnutrition. Mais cela ne veut pas forcément dire qu’il y a plus de malnutrition. En fait, grâce au rétablissement de la sécurité, les personnes se déplacent plus facilement. Les hôpitaux régionaux accueillent des patients en provenance de districts isolés. Même à Kaboul, on reçoit des malades de coins éloignés.»

Le pire pourrait être à venir: sans salaire, le personnel médical ne continuera pas à travailler. Et les quelque 160’000 talibans qui assurent l’ordre sans percevoir de solde pourraient se lasser, voire déserter.