Escale en terres fédéralistes libertaires
Le public a répondu présent le 11 novembre au soir dans la salle du Silure, à Genève, pour assister au lancement des «Escales siluriennes». La soupe est prête, mais elle ne sera servie que plus tard. En entrée: fédéralisme! Un mets de choix pour lancer cette série de soirées sur le thème de l’anarchisme, qui se tient en amont des futures Rencontres internationales anti-autoritaires, prévues en juillet 2022 à St-Imier.1>Les Rencontre internationales antiautoritaires auront lieu à St-Imier du 28 au 31 juillet 2022. Voir le site www.anarchy2022.org/fr
Ouvrir le livre de l’anarchisme par le chapitre du fédéralisme renvoie aux fondamentaux de cette pensée politique. Notamment à un de ses pères, Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), qui y voit une réponse anarchiste aux dominations politiques et sociales exercées par les Etats.2>Notamment dans trois ouvrages principaux, publiés vers la fin de sa vie: La fédération et l’unité en Italie (1962), Du principe fédératif (1863) et De la capacité politique des classes ouvrières (1865). Une pensée concrète, qui se verra mise en pratique sous différentes formes, notamment par les anarchistes ukrainiens de la makhnovitchina en 1918-1921, puis les anarcho-syndicalistes espagnols durant la guerre de 1936-39. L’histoire d’un fédéralisme à la sauce libertaire fait même son chemin jusqu’au mouvement moderne des zapatistes mexicains et sous la forme du confédéralisme démocratique actuellement mis en pratique au Rojava syrien3>La prochaine Escale silurienne abordera justement la question du confédéralisme démocratique au Rojava, avec la participation de Pierre Bance, auteur de La fascinante démocratie du Rojava, éd. Noir et Rouge, 2020. Un débat autant historique que d’actualité en somme.
L’idée fédéraliste développée par Proudhon fait preuve d’un énoncé simple, mais recouvrant une réalité complexe. Il laisse apparaître un modèle politique décentralisé, des communautés qui s’unissent dans une alliance politique volontaire, préservant l’autonomie de ses composantes. Proudhon la présente comme une forme de contrat que dressent entre elles différentes entités, devant définir les limites d’un rapprochement autant politique qu’économique. Un des principaux atouts du modèle consiste dans la prise en compte des parties. La fédération valorise les minorités. Elle ne les combat pas, car elle reconnaît dans la diversité une qualité propre.
De l’anarchisme aux pacifistes
Quand on rentre dans une fédération, nous dit Proudhon, on conserve son autonomie, sa souveraineté et sa liberté, sauf ce sur quoi le contrat politique fédéraliste est passé. On délègue une partie de son pouvoir à une instance supérieure, par principe d’avoir plus à recevoir du groupe qu’à lui sacrifier; les affaires se règlent à l’échelon le plus pertinent, selon le principe de subsidiarité.
Quelles serait la teneur de ces contrats? Un membre de l’auditoire soulève le besoin d’y inclure des valeurs communes, sans quoi l’alliance créée se trouverait bien artificielle. En effet, pourrait-on légitimer qu’une entité de la fédération réinstaure l’esclavage? Ou un patriarcat autoritaire? Les débats ne manqueraient pas pour former des consensus politiques. En appuyant sur les points de tension de la société, le pacte fédéral doit sans cesse tâcher de régler ces questions, avec la complexité d’allier du mieux possible l’unité avec le groupe, la diversité avec le rassemblement et l’autorité commune avec la liberté de chacun·e.
L’idée fédérale ne séduit pas que les libertaires. On la voit réapparaître après-guerre, dans le contexte de la construction européenne. Beaucoup de pacifistes reprennent l’idée de Proudhon, voyant dans le fédéralisme une possibilité d’empêcher l’émergence des totalitarismes. C’est le cas du Genevois Denis de Rougemont, pour qui la fédération cherche «le secret d’un équilibre souple et constamment mouvant entre des groupes qu’il s’agit de composer en les respectant, et non point de soumettre les uns aux autres, ou d’écraser l’un après l’autre.»4>Denis de Rougemont, L’attitude fédéraliste, Montreux, 1947; éd. G d’encre, 2012.
De Rougemont insiste également sur la question d’équilibre, voyant la fédération comme une démocratie en mouvement, toujours instable, qui aura pour tâche de constamment modifier et redresser les rapports de force.
L’Europe, une fédération? Le débat laisse apparaître que le principe politique de fédération se veut avant tout un outil, et que toute fédération n’a pas forcément vocation anti-autoritaire. Proudhon avait d’ailleurs averti: il ne faut pas espérer voir se constituer une fédération de Républiques. Il en ressort une alliance contre-nature. Un Etat qui dispose de pouvoirs importants sur ses institutions ne l’abandonnera pas à une entité supérieure. Seuls des entités de petite taille ou des espaces eux-mêmes fédéraux peuvent espérer fonctionner en fédération. «La fédération mondiale, je n’y crois pas du tout» soulève une des personnes présentes. L’idée passe plutôt par le retour au local, au proche de soi, sous la forme d’une confédération de communes politiquement autogérées, comme promue en son temps par l’anarchiste et écologiste Murray Bookchin (1921-2006). Avec une instance supérieure aux attributions réduites, agissant plus en coordination. La mise en œuvre est laissée aux parties.
Est-ce que le fédéralisme est anticapitaliste, interroge-t-on? Après tout, les plus grandes nations à promouvoir le capitalisme, comme les Etats-Unis, le Canada, le Brésil ou la Russie sont organisées… en fédérations. La Suisse y compris, passée au fil de son histoire d’une confédération de cantons à une fédération toujours plus centralisée, en contradiction avec les thèses de Proudhon. Non, le fédéralisme n’est pas anticapitaliste, ni même libertaire, par essence. Reste que dans un monde qui isole, où la loi du plus fort souvent domine encore, se regrouper, échanger, créer des réseaux solidaires devient par le fait même un acte anticapitaliste.
La question économique se retrouve assez vite comme le point d’achoppement de la discussion. Au temps de Proudhon, relève-t-on, celui-ci fondait ses espoirs d’un contre-pouvoir dans la petite propriété.
Dans le monde globalisé actuel, qui peut prétendre s’opposer aux dirigeant·es et aux multinationales? Les participant·es à la rencontre sont pourtant nombreux et nombreuses à pointer les initiatives alternatives, l’expérience des squats fédérés, la multiplication d’initiatives locales et d’un nombre croissant de personnes aspirant à un changement de système. «Bookchin évoque l’image non d’une révolution brutale mais d’un changement progressif, qui se répand pour saper le capitalisme dans ses fondements. C’est cela qui fera la différence», annonce un membre du groupe. De fait, on ne cherche pas à convaincre de ces avancées, peut-être plus à transmettre l’espoir, premier pas pour le changement.
Pas de faux idéalisme
Le temps file et le moment de la soupe se fait attendre. Une jeune femme présente ce qui pourrait porter comme conclusion: «Ce ne sera pas que du fédéralisme, ce sera un changement de perspective complet. Au-delà des institutions politiques, c’est l’ensemble du regard et de nos modes de vie qui changera.» Non, on ne pourra pas dessiner à partir de notre réalité d’ici et maintenant les contours des fédérations du future. Elles restent à imaginer, tout comme notre rôle en leur sein.
Après deux heures et demie de débat, toutes et tous semblent s’accorder que, dans un avenir qui se dresse très incertain, tisser des pistes politiques a quelque chose de salvateur. Les ambitions sont modestes, sans faux idéalisme, et bien conscientes qu’aucun modèle ne propose de perfection. Se réinventer hors des dominations offre néanmoins des perspectives plus attrayantes qu’un statu quo déjà condamné. La route est encore longue jusqu’à St-Imier, mais le débat a commencé.
Notes
Genève
ESCALES SILURIENNES À VENIR
9 décembre: Le confédéralisme démocratique au Rojava (avec Pierre Rance);
13 janvier: Ecologie et anarchie (avec le journal Moins!);
10 février: Féminisme et anarchie;
10 mars: Frontières et lieux de passage;
14 avril, 12 mai et 9 juin: Pratique de l’anarchie, l’anarchie en pratique.
Le Silure, 3, sentier des Saules, Genève.
Contact: anarcoides-geneve@protonmail.ch