«M. le Président, vous avez le choix d’acquitter»
Me Irène Wettstein*
Monsieur le Président,
J’ai aujourd’hui un très rare privilège et à la fois une douleur.
Le privilège, celui de plaider la cause de ces jeunes, qui est aussi la mienne, celle de mes enfants.
Avant ces procès, aviez-vous déjà entendu des prévenus vous dire qu’ils ne veulent pas avoir d’enfant au vu du monde dans lequel ils vivront?
Moi pas.
C’est cela ma douleur.
Cette jeunesse qui ne croit plus en son avenir.
Et que l’on n’écoute pas.
1. Vous voulez les condamner
M. le Président,
Nous connaissons les jugements que vous avez rendus à l’égard d’autres activistes du climat.
Alors, pour aujourd’hui, j’ai longuement cherché les mots pour vous dire que vous avez toujours le choix.
Mes préopinants vous les ont exposés, mais vous les vous connaissez, les principes juridiques qui vous permettent d’exempter, libérer nos clients de toute peine.
Jusqu’à ce jour, vous avez choisi de condamner.
Aujourd’hui, vous avez encore le choix d’acquitter.
Comme le dit Alain Papaux: «le juge est bien le ressort le plus dynamique du droit, lequel n’est figé que par l’habitude, et non en soi. Tout y est choix.»
Désobéir pour la terre, chapitre 13, page 299.
2. En matière de climat, le droit dépend du juge et du lieu
Me Mahaim vous l’a démontré:
En Europe, dans des régimes légaux similaires à la Suisse, en matière climatique, les décisions varient selon les juges, les pays, voire de l’humain qui juge.
En Suisse aussi les décisions varient selon les cantons. A Zurich, un zadiste du Mormont n’a pas été poursuivi par le Ministère public au motif que la plainte d’Holcim a été retirée. Dans le Canton de Vaud, ces mêmes zadistes sont condamnés à 3 mois fermes.
Au sein même du Tribunal fédéral, deux Cours se contredisent quant à la reconnaissance du droit à la liberté d’expression garantie par la CEDH à l’égard d’activistes du climat qui occupent des banques.
La justice vaudoise a choisi de faire taire
Le Canton de Vaud, le Tribunal d’arrondissement de Lausanne adoptent une politique répressive à l’encontre des activistes du climat.
Les procès des militants de XR, de l’occupation de l’UBS, des zadistes sont splittés en de nombreuses petites audiences.
L’ATS et 24heures nous l’ont dit, ils ne suivront pas les procès dans ces conditions.
Ces décisions judiciaires ont des effets: les activistes sont découragés, l’ordre règne dans les rues, dans les locaux des banques et caisses de pensions. Lancer l’alerte sur le problème climatique devient ainsi invisible.
C’est le résultat de décisions judiciaires prises ici en 1ère instance.
Vous voyez bien, il n’y a pas de juge de province, il n’y a pas de petit juge.
Chaque décision judiciaire a son impact.
3. Impasse
Nous sommes dans une impasse, M. le Président.
Vous l’avez entendu et lu: la COP26 a échoué sur ses principaux objectifs.
Selon l’éminent climatologue Jean Jouzel: «On va dans le mur, car on sait déjà que les émissions vont continuer d’augmenter d’ici 2030.»
Les gouvernements échouent à prendre les mesures pour nous protéger. La Suisse faillit avec les autres. Et l’on fait taire ceux qui alertent.
Alors, je pose la question suivante:
Cette justice qui condamne les manifestants pro-climat respecte-t-elle la tâche qui lui incombe? Celle de faire respecter l’ordre public et protéger la société?
Ne pourriez-vous pas porter un autre regard sur l’action de ces lanceurs d’alerte?
Ne faudrait-il pas changer votre regard, M. Le Président?
4. Pourquoi – Fait notoire
Certes, il n’est pas facile de changer sa vision des choses.
Pour ma part, j’ai dû douloureusement admettre que je me suis trompée pendant des années.
Comme vous, Monsieur le Président, j’ai étudié le droit, je l’ai pratiqué auprès de la Direction du droit international public du DFAE, j’ai un MBA, un brevet d’avocate et exerce cette profession depuis plus de 25 ans.
Je m’implique en politique, conseillère communale, élue à la Constituante vaudoise.
Je m’estime informée.
Et pourtant, je n’ai rien compris du problème climatique.
Ce n’est qu’à l’occasion d’une Grève du climat, lorsque j’ai vu ces jeunes se faire sortir des locaux des RP, que je leur ai tendu ma carte de visite pour me rendre utile, ce n’est qu’à ce moment, M. le Président, que je suis passée du fait notoire à la prise de conscience progressive du réel problème climatique.
Et là un gouffre s’est ouvert devant moi. J’ai découvert tout ce que Me Moinat vous a expliqué. Et j’ai déprimé.
Hier, en relisant le rapport du Dr Bertrand Kiefer, rédacteur en chef de la Revue Médicale Suisse, j’ai pleuré. Vous l’avez lu. Qu’en avez-vous pensé, M. le Président?
Avant cela, je n’avais pas compris.
Ce n’est pas qu’un fait notoire, M. le Président. C’est un problème d’une ampleur et d’une gravité jamais connues pour l’humanité toute entière.
Et je suis en colère d’avoir été désinformée.
Vous avez les pièces en mains par mon bordereau.
Depuis 50 ans, les groupes pétroliers sont organisés pour activement promouvoir le climato-scepticisme et mettre publiquement la science en doute. Rien qu’aux USA, entre 2003 et 2010 près de 900 millions de dollars ont été investis chaque année dans cette entreprise de désinformation.
Stéphane Foucart, journaliste au Monde, prix européen du journalisme d’enquête en 2018, dans l’extrait de l’ouvrage d’investigation que je vous ai remis pose le constat suivant: «C’est la démocratie même qui est prise en tenaille. Le lobbying classique influence l’élu; le dénigrement public de la science et la diffamation des chercheurs influencent l’électeur.» (p. 253)
Nous avons perdu des décennies.
Quand je parle avec Martine Rebetez et qu’elle me dit sa colère du temps perdu, Quand j’entends Sonia Senevirat ne qui dit que nous ne sommes plus en sécurité. Elles expriment leur incompréhension de ne pas être entendues. A tel point qu’elles acceptent de faire paraître leur témoignage en pleine page du journal 24 Heures d’aujourd’hui.
Les climatologues sont les Galilée de notre époque. «E pur si muore». Et pourtant … elle … meurt.
Alors, je veux faire mon possible, M. le Président, et avec moi mes consœurs et confrères, pour ne plus perdre de temps.
4.1 L’ordre public
Dès lors, je reviens sur le but du droit pénal, celui de faire respecter l’ordre public et protéger la société. De quel ordre parle-t-on? De quels dangers doit-on protéger la société?
Les climatologues le disent, le répètent: les événements extrêmes deviendront plus fréquents. Le Directeur de l’OMS, les rédacteurs en chef du Lancet, de la Revue Médicale Suisse nous le disent: le problème de santé publique du XXIe siècle est le dérèglement climatique. Les experts l’affirment: le danger ce sont les investissements fossiles. Tous soulignent l’importance de l’action totalement proportionnée de nos clients pour alerter sur le désordre climatique.
Le Directeur de l’OMS lui-même reconnait qu’il faut alerter par tous les moyens non-violents pour éviter une crise sanitaire bien plus dramatique que celle du Covid. Il l’a dit aux Doctors 4 Extinction Rebellion: «I am one of yours». Je suis l’un des vôtres (29 mai 2021). Le Directeur de l’OMS, M. le Président.
Le désordre public, le danger pour la société civile: ce ne sont pas ces jeunes qui occupent une succursale, un pont pendant quelques heures. Bien au contraire, ces actions nous alertent sur la menace vitale qui pèse sur notre société civile si nous ne faisons rien immédiatement.
M. le Président,
Il s’agit de modifier son regard sur la cause du désordre et du danger.
4.2 La démocratie
Il y a urgence. Comme jamais il y a eu urgence!
Malgré les tracts, les votations, les élections, malgré 26 COP, les émissions de CO2 mondiales continuent à croître de manière exponentielle. La place financière helvétique nous place au 7ème rang mondial des émetteurs de CO2.
C’est contre cette fatalité que nos jeunes se battent.
Qu’est ce qui a contribué à changer la pratique d’investissement des RP?
Quel en a été le facteur de succès essentiel?
L’action de nos clients. L’Alliance climatique l’atteste.
Les députés du Grand Conseil, les Conseillers d’Etat, le système démocratique helvétique n’ont pas réussi ou voulu faire cela.
J’aime à penser que, grâce à ces jeunes, ma retraite, votre retraite et celle de tous vos collègues de ce Tribunal polluent moins.
Voyez-vous, Rosa Parks n’a pas résolu la ségrégation raciale en s’asseyant dans un bus. Ces jeunes n’ont pas stoppé le dérèglement climatique en occupant les locaux des RP. Mais ils ont contribué à faire avancer une cause, à amorcer un changement.
Des climatologues, des scientifiques sortent de leurs habitudes et soutiennent désormais les actes de désobéissance civile non-violents. Des médecins en santé publique ont inversé leur regard sur les actions de désobéissance civile. Avec courage, ils défendent les lanceurs d’alerte.
Inverser son regard, M. le Président,
Admettre la nécessité et l’efficacité de ces actions non-violentes.
5. Votre responsabilité
M. le Président,
Avocats, c’est aussi en tant que citoyens et pour nos enfants que nous plaidons et nous sommes inquiets.
Les climatologues sont inquiets,
Les médecins sont inquiets.
Il est temps que la justice s’inquiète.
Il est temps que la justice reconnaisse: l’ampleur du danger lié au dérèglement climatique, l’urgence d’agir et faire agir les lieux de pouvoirs.
C’est cette responsabilité, inhérente au rôle de 3ème pouvoir que doit assumer la Justice, qu’il vous faut assumer, M. le Président, en acquittant ces jeunes.
6. Choix difficile
M. le Président,
Vous pouvez faire le choix d’acquitter nos clients.
Finalement à quoi bon une sanction, les RP n’ont même pas porté plainte.
Cela dit, je peux comprendre que ce soit un choix difficile.
J’imagine bien que cela implique du courage, car c’est s’extraire de ses croyances, de ses habitudes, de ses influences sociales. C’est prendre le risque de générer une rupture avec ses réseaux sociaux, professionnels, voire d’être considéré comme un traitre par ses pairs.
Climatologues, scientifiques, médecins, juges l’ont fait.
Avocats, c’est ce même risque que nous avons pris, c’est ce choix que nous avons fait en défendant cette cause pro bono et ce avec le sentiment profond d’accomplir quelque chose de juste.
M. le Président,
Vous pouvez faire le choix d’acquitter nos clients. Comme il eut été juste d’acquitter Rosa Parks et tant d’autres comme elle. Reconnaître d’emblée la justesse de sa cause aurait permis d’éviter tant de souffrances et de perdre du temps.
La Cour européenne des droits de l’homme, je vous le prédis, condamnera la Suisse parce qu’elle criminalise les activistes du climat.
L’Histoire reconnaîtra la légitimité de ces actions. Ce n’est qu’une question de temps.
Malheureusement, du temps, l’humanité n’en a presque plus.
En acquittant ces lanceurs l’alerte, vous donnerez le signal que la Justice reconnait qu’il faut actionner tous les leviers non-violents pour sortir de l’impasse.
M. le Président,
Il ne s’agit pas d’ouvrir la boîte de Pandore. Elle est déjà ouverte. Le dérèglement climatique cause aujourd’hui maladie, famine, misère, guerre pour l’eau, contre les migrants. Condamner ces jeunes, c’est refermer la boîte. C’est condamner l’espérance. C’est ôter l’espoir que des changements peuvent être initiés par la jeunesse.
M. le Président,
Vous devez faire le choix d’acquitter nos clients.
Les 12 avocat·es cosignataires sont:
Me Alix De Courten
Me Marie-Pomme Moinat
Me Mireille Loroch
Me Xavier Rubli
Me David Raedler
Me Robert Kovacs
Me Guillaume Lammers
Me Elisabeth Chappuis
Me Raphaël Mahaim
Me Youri Widmer
Me Julien Chappuis
Me Irène Wettstein