Chroniques

La justice, les juges et le hasard

Transitions

Devenir juge fédéral ou fédérale, c’est l’affaire de toute une vie! Le prestige de la fonction implique, dans l’imaginaire des justiciables, une procédure de nomination empreinte de gravité et de dignité, quelque part dans les hautes sphères de la Berne fédérale. Or voilà qu’une initiative, sur laquelle nous voterons le 28 novembre, vient ternir cette image de respectabilité en proposant un trivial tirage au sort des candidat·es, après un premier tri confié à une sorte d’agence de recrutement. Cette idée iconoclaste a provoqué des cris d’effroi chez les parlementaires et le Conseil fédéral: quoi? Une loterie? Livrer les juges au hasard? C’est farfelu, exotique, totalement étranger à nos traditions, ironise-t-on dans les couloirs du Palais. Reprenons nos esprits: la désignation par tirage au sort des représentants du peuple fut introduite dans la Grèce antique, berceau de notre démocratie, histoire d’éviter que les notables ne confisquent le pouvoir pour leur usage exclusif. De plus, cette procédure fait actuellement l’objet de débats passionnés autour de sa possible application au choix des parlementaires eux-mêmes…

Revenons aux juges. Je garde en mémoire les débats parlementaires auquel j’ai participé entre 2002 et 2006 au sujet de la loi sur l’organisation judiciaire. Fallait-il renoncer à l’habituelle présentation des candidat·es par les partis auxquels ils et elles devaient être affilié·es et envers qui ils et elles devenaient financièrement redevables une fois élu·es? On voyait bien que ces comptes d’apothicaires sur des plans de carrière pouvaient poser problème et on se mit d’accord pour créer la «Commission judiciaire» du Parlement, celle qui officie encore actuellement, censée écarter le risque d’une politisation de la justice. Comme aujourd’hui, la majorité des élu·es tenait mordicus à garder le contrôle de ce processus, cultivant l’entre-soi en toute bonne conscience. Quand j’entends affirmer qu’il y a assez d’éminents juristes parmi les député·es pour organiser le recrutement des juges sans avoir à prendre conseil auprès d’une quelconque instance spécialisée, je soupçonne la classe politique de céder à un réflexe corporatiste. «Il faudra que vous expliquiez à l’opinion publique pourquoi les groupes politiques et leur cuisine de parti seraient mieux à même de sélectionner les candidats juges plutôt qu’une commission d’experts nommée par le parlement. Il en va de la crédibilité de la justice», avertissait alors Dick Marty, conseiller aux Etats.

Pouvoir politique et pouvoir judiciaire: deux castes qui se regardent en chiens de faïence, alors qu’elles appartiennent au même monde, celui qu’on appelle communément l’élite… Le Conseil fédéral et les parlementaires font valoir que les appartenances partisanes des juges, reflétant l’équilibre des forces présentes au Parlement, sont un gage de représentativité en offrant tout l’éventail possible des sensibilités, des convictions et des cultures présentes dans la population. En réalité, les milieux populaires qui en appellent à la justice ont moins à redouter de tomber sur un juge UDC ou socialiste, que de se trouver face au représentant d’un monde qui leur est étranger, dont ils peinent à saisir le jargon et le décorum. Certains juges fédéraux, (oserais-je formuler cette hypothèse?), semblent s’intéresser davantage au droit qu’à la justice. On peut imaginer que potasser des dossiers trapus pour établir une jurisprudence qui fera date dans l’histoire les motive davantage que de traiter les recours des simples citoyen·nes. il faut donc admettre que «droit» et «justice» ne sont pas forcément synonymes.

Que ce soit par tirage au sort ou par désignation des partis, et mieux encore par un Conseil de la magistrature que d’aucuns appellent de leurs vœux, l’évaluation des candidat·es devrait porter autant sur les compétences sociales et humaines que sur l’appartenance politique ou l’excellence en droit. Un ancien collègue du Grand Conseil vaudois le résumait fort bien en décrétant qu’«il est plus facile de donner des notions de droit à un homme de bon sens que du bon sens à un juriste!»…

La langueur de la campagne sur cette initiative donne à penser qu’au fond, le Tribunal fédéral, c’est un monde à part dont le peuple n’attend pas grand-chose ou dont il pense n’avoir rien à redouter. Erreur! Les jeunes d’Extinction Rébellion ou les zadistes du Mormont l’ont appris à leurs dépens. Il en va de même pour les Aînées pour la protection du climat, dont le Tribunal fédéral a rejeté le recours, estimant que leurs droits fondamentaux, tel le droit à la santé, ne sont pas atteints par le changement climatique «avec une intensité suffisante» pour enjoindre la Confédération de prendre des mesures ­urgentes…

Tout cela ne signifie pas qu’il faille accepter l’initiative pour le tirage au sort des juges. Il faut en revanche rouvrir le dossier de leur mode ­d’élection.

Anne-Catherine Ménétrey-Savary est une ancienne conseillère nationale. Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

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