Chroniques

Rationaliser les porcs (2/4)

Carnets paysans

La halle de sélection du projet Optiporc entre en fonction au printemps 1969, quelques mois après la fusion du cœur du réacteur nucléaire de Lucens, situé sur la colline d’en face1. L’inauguration ne fait pas la une des journaux, car le projet d’élevage de porcs conduit par la Migros est controversé. L’Union suisse des paysans (USP), syndicat agricole hégémonique, s’oppose au projet de rationalisation de la production porcine. Au moment ou le projet est rendu public, l’Union tente d’obtenir du Département fédéral de l’agriculture une limitation du nombre maximum de bêtes détenues sur une même exploitation à 150 têtes, ce qui aurait enterré le projet de la Migros.

Dans une page publicitaire parue le 26 août 1967 dans la Feuille d’avis de Lausanne, Migros se pose en victime. Après avoir rappelé que son programme de rationalisation de la production de volaille a permis d’«abaisser fortement le prix du poulet suisse, tout en élevant remarquablement le revenu des 200 agriculteurs qui collaborent avec [elle]», Migros demande: «Quelle fut donc la réaction des autorités fédérales devant les résultats atteints et les plans élaborés par Migros? [Elles ont] mis au point un projet de loi pour empêcher le développement et l’avenir des installations modernes d’élevage et d’engraissement du bétail.» Entraver les projets de Migros, c’est entraver la modernité elle-même: «Pourquoi la Confédération voudrait-elle empêcher l’agriculture de s’engager dans la voie du progrès et de la compétition économique véritable?»

Le projet de loi est finalement retiré, probablement courant 1968, et l’Union suisse des paysans renonce à s’opposer au projet Optiporc. Une première cause explique ce revirement: la personnalité du promoteur du projet au sein de la Migros, Pierre Arnold. Celui-ci est alors vice-président de la délégation de l’administration de la Fédération des coopératives Migros (FCM). Ingénieur agronome, il a, avant sa carrière à la Migros, occupé d’importantes fonctions dans plusieurs organisations agricoles: secrétaire central de la Fédération romande des vignerons, directeur de la Fédération des sociétés d’agriculture de Suisse romande, puis directeur de l’Union des syndicats agricoles romands. Arnold a ainsi l’oreille aussi bien des syndicats agricoles que de l’administration fédérale. A cela s’ajoute que 1969 marque l’arrivée à la direction de l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG) de Jean-Claude Piot, vaudois comme Arnold, formé comme lui à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (promotion 1950, cinq ans après Arnold) et passé par la direction de plusieurs organisations professionnelles. L’influence de longue durée du duo Arnold-Piot – l’un et l’autre quittent leurs fonctions autour de 1990 – sur la politique agricole de la Suisse mériterait une étude particulière.

Autre cause probable du revirement de position de l’USP face au projet Optiporc, le lancement d’un projet concurrent. Courant 1969, au moment où le projet de loi limitant le nombre de bêtes par élevage est abandonné, on annonce la création de la Raflag, Rationelle Fleischproduktion AG (Production rationnelle de viande SA), une entreprise financée par la Coop, la boucherie Bell (filiale de la Coop) et Landor, la holding des coopératives agricoles suisses. Quoique conçue selon un modèle moins centralisé qu’Optiporc, Raflag se donne les mêmes objectifs: diminution des prix au détail, amélioration ­génétique, approvisionnement indigène.

Bernard Debétaz, chroniqueur agricole de la Feuille d’avis de Lausanne, annonce, le 21 mai 1969, la création de Raflag sous le titre: «Après le lancement d’Optiporc à Chesalles, les milieux paysans et la concurrence contre-attaquent.» Pourtant, moins qu’une contre-attaque, le lancement d’un deuxième projet est le signe de l’acceptation par le syndicat agricole hégémonique du caractère inéluctable de l’industrialisation de la production. Debétaz lui-même le relève dans son article: «Conscients de la nécessité d’adapter la production aux exigences de l’heure, [les milieux paysans] décidèrent à leur tour d’entrer en lice et de créer une chaîne d’engraissement industrielle.» L’opposition de l’USP levée, Optiporc doit affronter, pendant ses premières années d’existence, la critique musclée de l’autre syndicat paysan, l’Union des producteurs suisses, ancêtre d’Uniterre. Ce sera l’objet de la prochaine chronique1>Lire la chronique du 7 octobre 2021, premier volet de la série, dans le dossier ci-dessous. Rendez-vous jeudi 2 décembre pour le 3e volet..

Notes[+]

Frédéric Deshusses est observateur du monde agricole.

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