Avant les talibans
Si l’histoire de l’Afghanistan n’a pas débuté en 2001, elle ne se résume pas non plus à l’invasion soviétique de 1979. Le pays a connu notamment de profonds bouleversements tout au long des années 1970, sans l’examen desquels la montée en puissance des talibans par la suite reste inintelligible. En 1969, au moment où d’importants troubles sociaux éclatent, le roi Mohammad Zahir Shah est sur le trône depuis plus de trente-cinq ans. Adoptant depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale une certaine neutralité dans la guerre froide, il fait face à l’opposition des islamistes et des communistes, pendant que Moscou et Washington gardent un œil rivé sur le pays, représentant des enjeux géostratégiques importants. La monarchie est renversée en juillet 1973 à la suite de la prise de pouvoir du cousin du roi, Mohammed Daoud Khan, qui proclame la première république d’Afghanistan. Le coup d’Etat bénéficie notamment de l’appui des militaires communistes, qui constituent alors une part importante des officiers de l’armée afghane. Souvent formés en Union soviétique, ils sont pour la plupart membres d’une des deux grandes fractions du Parti démocratique populaire d’Afghanistan (PDPA), l’organisation communiste créée en 1965.
Le PDPA est parvenu dès sa création à agréger un grand nombre d’opposant·es à la monarchie, issu·es de la jeunesse des classes populaires nouvellement entrée à l’université ou de certaines élites intellectuelles qui voient dans le socialisme une voie pour moderniser le pays. L’Afghanistan est alors un pays essentiellement rural; les campagnes sont aux mains d’une caste de propriétaires terriens sur lesquels le pouvoir central n’a que peu d’influence. Cette faiblesse de Kaboul vis-à-vis des régions plus reculées du pays représente un obstacle à l’implémentation des réformes régulièrement promulguées par les différents gouvernements qui se succèdent. C’est le cas notamment lorsque Daoud Khan tente de mettre en place une nouvelle constitution en 1977, alors même qu’il réprime de plus en plus sévèrement les communistes du PDPA. Les deux fractions rivales qui composent le parti décident alors de s’unir à nouveau pour faire face à la répression du gouvernement et multiplient les mobilisations. Le 17 avril 1978, l’assassinat d’un de leurs dirigeants, Mir Akbar Khyber, provoque un nouveau soulèvement de la part des officiers communistes. Daoud Khan et sa famille sont tués et la république démocratique d’Afghanistan proclamée dix jours plus tard; c’est la dite Révolution de Saur. Nour Mohammad Taraki, un des dirigeants du PDPA, est désigné président du Conseil révolutionnaire et fait passer les premières réformes du nouveau gouvernement, notamment la redistribution des terres agricoles aux paysans et l’égalité des droits entre hommes et femmes. Si les villes connaissent de réelles avancées socio-économiques, la relative impopularité des communistes dans les campagnes ainsi que le pouvoir de facto détenu par les grands propriétaires rendent néanmoins l’adoption de ces réformes difficile.
D’extraction majoritairement urbaine, le PDPA ignore bien souvent la réalité des campagnes afghanes, sur lesquelles les réformes n’ont que peu de prise. L’opposition violente à ces dernières de la part des secteurs les plus conservateurs de la société afghane combinée à l’exacerbation des tensions entre les deux fractions communistes mettent le nouveau gouvernement dans une situation délicate quelques mois seulement après sa naissance. A cela s’ajoute la montée en puissance des islamistes, galvanisés par les premières manifestations d’ampleur liées à la révolution chez les voisins iraniens. Quant aux Soviétiques, ils appuient à reculons le PDPA, jugeant le pays peu mûr pour un gouvernement socialiste et craignant l’impopularité grandissante des réformes promulguées. Ils déclinent ainsi à plusieurs reprises la demande de Taraki d’intervenir militairement sur le sol afghan pour briser la résistance des moudjahidines, financés dès l’été 1979 par Washington (soit quelques mois avant l’invasion soviétique). Les tensions internes culminent en septembre 1979 lorsque Taraki est assassiné par un de ses camarades. Craignant une volte-face des putschistes en faveur des Etats-Unis, Moscou déploie ses forces spéciales à Kaboul et installe Babrak Karmal, dont ils ont la confiance, comme nouveau président du Conseil révolutionnaire. Débutent alors de longues années d’un conflit au cours duquel se jouent les derniers actes d’une guerre froide déjà sur la fin. Si les deux grands protagonistes de cette dernière ont évidemment joué un rôle crucial dans l’histoire de l’Afghanistan de ces quarante dernières années, les dynamiques sociales propres à la société afghane sont tout aussi importantes pour comprendre son histoire et les impasses auxquelles les diverses interventions étrangères ont mené.
* L’association L’Atelier-Histoire en mouvement, à Genève, contribue à faire vivre et à diffuser la mémoire des luttes pour l’émancipation par l’organisation de conférences et la valorisation d’archives graphiques, info@atelier-hem.org