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Le désarroi afghan

Mina Hossaini, réfugiée afghane en Suisse, évoque la chute de Kaboul ainsi que le sentiment d’abandon des populations afghanes.
Afghanistan

Ce texte ne reflète pas un regard neutre de psychologue, mais le point de vue d’une personne qui essaie de mettre en mots son propre désarroi psychologique et, par extension, celui de sa communauté. Depuis le 15 août 2021, jour sombre de la chute de Kaboul aux mains des talibans, les Afghan·es vivent un cauchemar constant. Le départ brutal des troupes américaines, la fuite du président Ghani et le silence de la communauté internationale face aux prises de pouvoir des talibans ont laissé les Afghan·es face à un sentiment mortifère d’abandon.

Ce qui est en train de se passer en Afghanistan semble irréel, un voyage dans temps, un retour soudain de vingt ans en arrière, du jour au lendemain. Les Afghan·es tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays sont sous le choc. Les premier·ères doivent se battre pour leur survie, pour trouver une manière de fuir les atrocités des talibans. Les second·es, bien qu’à l’écart des menaces directes des talibans, ne sont pas à l’abri de la résurgence de traumatismes complexes. Focus sur la population afghane en Suisse.

En tant qu’étudiante en psychologie d’origine afghane, l’état psychologique de ma communauté m’intéresse particulièrement. Par ailleurs, mon activité d’interprète me permet de travailler dans le domaine de la santé mentale, où je peux observer de plus près les répercussions de la situation politique. Depuis la chute de Kaboul, je constate une détérioration de la santé mentale au sein de la communauté afghane de Suisse. Selon l’évolution de la situation en Afghanistan, je suis persuadée qu’on observera encore davantage de dégradations dans les mois à venir. La plupart des Afghan·es résidant en Suisse ont encore de la famille, des connaissances, des amis et des proches au pays, pour lesquel·les ils et elles sont extrêmement inquiet·es. Ce qui accentue les symptômes dépressifs chez les personnes ayant des vulnérabilités préexistantes. J’observe également une fréquence des symptômes du trouble de stress post-traumatique: insomnies, agitation, irritabilité et souvent des cauchemars et des flashbacks.

Les Afghan·es de plus de 20 ans sont une deuxième fois traumatisé·es par l’invasion des talibans. De plus, les traumatismes intergénérationnels peuvent être vécus aussi réellement qu’un traumatisme individuel. Je m’explique: à leur arrivée en 2021, les talibans ont, dans beaucoup de provinces, commencé à commettre des viols sur des filles âgées de 12 ans et plus et à leur imposer des mariages forcés. Le mariage forcé est un concept distinct de celui de mariage arrangé. L’absence de choix des filles est commune aux deux concepts; toutefois, le mariage forcé implique une notion de violence concrète et un danger imminent pour la vie de la fille concernée et celle de sa famille. Le mariage forcé advient en général sous la menace d’armes à feu, une pratique courante lors de la guerre contre l’occupation soviétique et les guerres civiles.

Le viol et le mariage forcé ne sont donc pas des concepts abstraits, irréels et éloignés pour des femmes afghanes. Ce sont des traumatismes auxquels les générations de nos mamans et grand-mamans ont été confrontées. Bien que, lors du dernier régime taliban (1996-2001), les femmes de mon âge, alors enfants, n’aient pas vécu personnellement ce type de traumatismes, le retour des talibans et de leurs barbaries provoque une résurgence de traumatismes intergénérationnels. Les angoisses de viol et de mariage forcé vécus par les femmes de générations passées ont été transmises à ma génération. La «résonance émotionnelle» intergénérationnelle pourrait être à la base de ce ressenti brut, violent et d’une intensité similaire à un vécu personnel du traumatisme, que les femmes de ma génération ressentent essentiellement depuis plus d’un mois, avec les recherches des jeunes filles et femmes célibataires ou veuves effectuées au porte-à-porte par des talibans.

L’existence de la transmission des traumatismes intergénérationnels se repère notablement chez les Afghanes qui sont nées et ont grandi en Iran ou au Pakistan et n’ont jamais vécu en Afghanistan. Cauchemars mettant en scène des talibans, des persécutions, des scènes de fuite, du sang… sont récurrents chez les femmes avec qui j’ai pu m’entretenir.

Il y a une nécessité de prise en charge adéquate au niveau psychologique. Mais également une nécessité de mobilisation civile et politique. Ce qui est en train de passer en Afghanistan concerne les féministes, défenseurs·euses des droits humains et politicien·nes suisses. Je les invite à agir immédiatement.

* Poète, interprète et étudiante en psychologie clinique à UNIL-UNIGE. Appel: la Massoud Foundation USA, organisation caritative à but non lucratif, a lancé une collecte de fonds en soutien aux personnes déplacées dans la vallée du Panjshir (nourriture, médicaments, etc.). Infos et dons: www.gofundme.com/f/fundraising-for-panjshir-valley

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