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Les autorités doivent sérieusement protéger les victimes de cyberharcèlement

Chronique des droits humains

Le 14 septembre dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a dit à l’unanimité que la Russie avait violé le droit au respect de la vie privée, garanti par l’article 8 de la Convention, pour ne pas avoir suffisamment protégé la requérante contre la cyberviolence répétée de son ancien compagnon qui avait créé de faux profils à son nom, publié ses photos intimes, suivi ses déplacements et lui avait envoyé des menaces de mort via les médias sociaux1>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 14 septembre 2021 dans la cause Valeriya Igorevna Volodina c. Russie n. 2 (3e section).

La requérante, née en 1985, a noué au mois de novembre 2014 une relation avec un ressortissant azerbaïdjanais. Après leur séparation au mois de mai 2015, ce compagnon a commencé à l’agresser et à la harceler à plusieurs reprises. Au mois de juin 2016, le frère de la requérante lui a dit que son compte sur une plateforme de médias sociaux russe avait été piraté. Elle a alors déposé plainte auprès de la police, se plaignant que son ex-compagnon ait utilisé son nom, ses données personnelles, et des photos d’elle nue, ajoutant des camarades de classe de son fils âgé de 12 ans et son professeur comme amis. Elle a également signalé à la police la présence de faux profils sur Instagram et sur un autre réseau social russe, puis la découverte d’un dispositif de suivi GPS dans la doublure de son sac ainsi que des menaces de mort envoyées via les ­réseaux sociaux.

Les autorités policières ont d’abord refusé de donner suite aux plaintes, invoquant l’absence de compétence territoriale ou l’absence d’infraction. Une enquête criminelle a finalement été ouverte au mois de mars 2018. Mais, au mois d’octobre 2020, la police a classé l’affaire en raison de la prescription, alors qu’il avait été établi que c’était bien son ex-compagnon qui avait publié les photos dénudées de la requérante, trouvées sur son téléphone, sans le consentement de cette dernière. En outre, aucune enquête pénale n’a été ouverte concernant la découverte du traceur GPS, ni sur les menaces de mort en ligne considérées comme «non réelles».

La Cour rappelle que la notion de vie privée inclut l’intégrité physique et psychologique d’une personne que les Etats ont le devoir de protéger, même si le danger provient de particuliers. Les enfants et les autres personnes vulnérables, en particulier, ont droit à une protection effective La vulnérabilité particulière des victimes de violence domestique et la nécessité d’une participation effective de l’Etat à leur protection ont été soulignées tant dans les conventions internationales que dans la jurisprudence bien établie de la Cour, notamment dans un arrêt précédent concernant la requérante2>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 9 juillet 2019 dans la cause Valeriya Igorevna Volodia c. Russie (3e section). D’après la Cour, la violence en ligne, ou cyberviolence, est étroitement liée à la violence hors ligne, ou dans la «vie réelle», et doit être considérée comme une autre facette du phénomène complexe de la violence domestique. Le droit russe comprend des instruments de droit civil et de droit pénal pour la protection de la vie privée d’un individu. Toutefois, la protection provisionnelle sur le plan pénal n’est pas directement accessible à la victime, qui doit demander à l’enquêteur d’introduire une requête à cet effet devant un tribunal. Or, l’enquêteur a toute latitude pour accepter ou refuser une telle requête. Dans le cas de la requérante, la réponse des autorités russes au risque connu de violences récurrentes de la part de son ancien partenaire a été manifestement inadéquate, comme la Cour l’a constaté dans le premier arrêt. Cela a permis à cet ex-compagnon de continuer à menacer, harceler et agresser la requérante sans entrave et en toute impunité. Dans le présent arrêt, la Cour fait le même constat pour la violence récurrente en ligne. Il y a en particulier eu un retard initial de deux ans dans l’ouverture de la procédure pénale, qui a conduit à la prescription de l’action publique. L’impunité qui s’en est suivi a mis en doute la capacité des mécanismes étatiques à produire un effet suffisamment dissuasif pour protéger les femmes de la cyberviolence.

Cette question n’est pas propre à la Russie, mais concerne le monde entier, y compris la Suisse, comme en atteste le dépôt d’interpellations parlementaires toutes récentes sur cette question3>En particulier une interpellation du 10 juin 2021 de la conseillère nationale Greta Gysin sur la prévention de la violence en ligne (objet n°21.3683) et la réponse du Conseil fédéral du 1er septembre 2021..

Notes[+]

Pierre-Yves Bosshard est avocat au Barreau de Genève et membre du comité de l’Association des juristes progressistes.

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