Chroniques

Vieillir…

A rebrousse-poil

Arrivé à l’âge de la retraite, mon père s’offrait chaque jour une petite sieste. Après avoir placé un 33 tours sur le pick-up familial, il s’allongeait pour rêvasser sur le canapé de ce que l’on nommait «la grande chambre». L’une de ses chansons préférées était Maintenant que la jeunesse, qu’interprétait Marc Ogeret. Sur une musique de Lino Léonardi, Aragon y constate que sa jeunesse s’éloigne et «détourne ses yeux lilas»… Le choix de mon père m’étonnait: il était d’origine bernoise, de langue allemande, et sa culture le portait plutôt vers le yodel que la chanson française. Plus tard, opéré d’un cancer dû aux vernis et aux dilutifs qu’il avait côtoyés tout au long de sa vie de discret ébéniste, il a décliné pendant de longs mois à l’hôpital de Ste-Croix. Là, il m’a surpris une nouvelle fois, en remettant en avant son goût pour les beaux couplets. Au cours d’une de mes visites, alors qu’il ne pouvait plus se lever, il avait soupiré, puis cité Les vieux de Brel, avec son accent suisse alémanique:

– Tu vois, Michel… du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil, et puis du lit au lit…

J’avais retenu mes larmes jusqu’au sortir de la chambre.

Il s’en est allé à 76 ans.

C’est l’âge que j’ai maintenant. Force m’est donc d’admettre que je suis aujourd’hui plus proche du cimetière que de l’école de recrue!

Vieillir… ça arrive à tout le monde, et dès notre premier souffle: à peine né, on ne cesse pas d’avancer en âge. Ce qui est inédit pour ce qui me concerne, c’est que j’entre maintenant dans une période nouvelle de la vie, qu’il est convenu d’appeler la vieillesse. Aragon – encore lui – disait: «J’arrive où je suis étranger». Comme si l’on se trouvait au seuil d’un pays où tout est à découvrir.

Puisque j’ai tout mon temps, étant à mon tour à la retraite, permettez-moi d’égrener quelques réflexions.

Atteindre la vieillesse…

D’abord, ça peut être considéré comme un privilège! Combien de connaissances ont quitté ce bas monde bientôt, et n’ont pas eu la chance de poser le bout du pied à l’orée de cette contrée inconnue? D’ailleurs, il me semble parfois que la faucheuse prend plaisir à ajuster ses coups, et vient frapper de plus en plus près en ricanant: «Ce sera bientôt ton tour…»
Pour beaucoup, cela signifie la cessation de toute activité.

Ça peut être le moment de se retourner, et de dresser un genre de bilan. Pour ma part, je me fais souvent le reproche de n’avoir pas assez écrit, pas assez agi, pas assez voyagé. Mais je sais qu’on ne revient pas en arrière, et qu’il est trop tard pour regretter ce qui n’a pas été fait. Comme je suis très indulgent avec moi-même, je me console rapidement en me disant que j’ai fait ce que j’ai pu avec mes petits talents. Et que j’ai eu jusqu’ici une bonne vie!

C’est le moment de penser à ceux qu’on a aimés, aux belles heures qu’on a partagées. Et celui de se rendre à l’évidence: c’est passé, la nostalgie ne fera revenir personne. Le moment de constater que la machine a quelques ratés.

Oui, ceux qui, comme moi, croient dans leur tête avoir toujours vingt ans auraient tendance à faire les bravaches, à se figurer qu’ils ont gardé la même forme! Holà! Le souffle court est là pour rappeler qu’on ne gravira plus guère de sommets de quatre mille mètres, et l’endurance diminuée dit que les interminables randonnées à vélo sont à ranger au rayon des souvenirs. En somme, c’est le moment d’apprendre la modestie, et de reprendre sa place: poussière dans l’univers, on est destiné à disparaître. Point final.

Tout ça n’a rien de réjouissant. Le fait que ce sort ait été partagé par des myriades d’humains depuis la nuit des temps peut contribuer à faire avaler la pilule. Le côté inéluctable de la chose aussi: la révolte, dans ce cas, n’a aucune chance d’aboutir. Donc carpe diem, prenons chaque jour nouveau comme un cadeau.

Bon… j’ai fait, pour une fois, presque dans la gravité. Alors, pour sourire un peu, avant de clore cette chronique, avant d’aller faire mes premiers pas «où je suis étranger», et en espérant revenir vers vous dans une vingtaine d’années pour vous raconter ce voyage, quelques mots d’une conversation que j’ai eue tout récemment avec un compagnon d’apéro. Comme il me demandait ce qui occupait mes journées, je lui ai répondu que j’avais écrit treize nouvelles chansons, et que j’en achevais l’enregistrement. Il a hoché la tête puis a dit, ce qui m’a rempli de plaisir:

– Ah bon… Et qu’est-ce que tu vas faire quand tu seras vieux?

* www.michelbuhler.com

Vient de paraître: Helvétiquement vôtre, coffret de 3 CDs, www.epmmusique.fr

 

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lundi 8 janvier 2018

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