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«Otelo», la fulgurance révolutionnaire

Décédé le 25 juillet dernier à Lisbonne, Otelo Saraiva de Carvalho, figure complexe de l’histoire contemporaine du Portugal, a été un protagoniste de premier plan dans la révolution d’avril 1974 qui a mis fin à plus de quarante ans de dictature salazariste. Eclairage de Jacques Depallens, suivi des témoignages de deux Portugais de Suisse.
«Otelo», la fulgurance révolutionnaire
Otelo Saraiva de Carvalho, ici en avril 1974, a contribué au passage du Portugal dictatorial vers la démocratie et la décolonisation en Afrique. TSF RADIO NOTICIAS/ capture d’écran
Portugal

Le stratège de la Révolution des œillets s’est éteint à Lisbonne il y a un mois, à l’âge de 84 ans. Otelo Saraiva de Carvalho représente, au Portugal et en Afrique, une figure historique marquante, engagée et complexe. Né en 1936 à Lourenço Marques (Maputo, capitale du Mozambique), il a suivi l’Ecole militaire de Lisbonne avant d’être intégré dans l’artillerie terrestre en Angola, puis en Guinée-Bissau. Au sein du collectif révolutionnaire MFA (Mouvement des forces armées, fondé le 16 mars 1974), puis à la tête du Copcon (Commandement opérationnel du continent, institué le 8 juillet 1974 dans le but de protéger le processus démocratique), «Otelo», comme l’appellent les Portugais, a conduit une forme de démocratisation du Portugal ainsi que la décolonisation, sans mort d’hommes, des territoires africains d’Angola, du Mozambique, de Guinée-Bissau et du Cap Vert.

Au printemps 1974, le Portugal connaît 41 ans de dictature féroce, l’Estado Novo, érigée par António de Oliveira Salazar et soutenue par un parti unique, l’Union nationale. Les autres partis et les syndicats sont interdits – des corporations cloisonnées et dociles les remplacent. La police politique (la PIDE) est partout. Elle emprisonne, torture, traque les déserteurs et opposants au régime, fait appliquer la censure et appelle à la délation généralisée.

Fin des guerres coloniales

Dans les colonies africaines, l’exploitation et le séparatisme racial sont brutaux. A part de très rares exceptions, les jeunes Africains n’ont pas accès à l’école, réservée aux seuls enfants de colons portugais. Dans les territoires d’outre-mer, la rébellion se renforce en Angola et au Cap Vert dès 1960. Au sein de l’armée, la lassitude et le manque de perspectives se discutent de façon organisée parmi les jeunes officiers, ayant pour la plupart servi dans les guerres coloniales. L’aile la plus radicale du MFA lit et étudie de près certaines œuvres de Giap, de Che Guevara, ou d’Amilcar Cabral, le fondateur du mouvement pour l’indépendance de Guinée-Bissau et du Cap Vert. Les discussions parmi les jeunes capitaines portent également sur les défaites militaires des Etats-Unis au Vietnam et de la France en Algérie, avec leur lot de victimes, de destructions et la démoralisation des troupes.

Deux figures émergent au sein du MFA: le très conservateur général Antonio de Spinola (admirateur du IIIe Reich et membre étranger de la Division Azul, corps de volontaires espagnols mis à la disposition de la Wehrmacht tout au long du siège de Leningrad) et le major Otelo de Carvalho. Spinola souhaite lui aussi la fin des guerres coloniales, mais propose une solution fédéraliste graduelle, conservant le Portugal au centre et les territoires d’outre-mer en périphérie. Otelo et ses partisans militent fermement pour l’autodétermination des peuples. L’aile révolutionnaire du MFA gagnera le bras de fer, au prix de deux coups d’Etat spinolistes étouffés dans l’œuf.

Le MFA s’était formé sur des bases corporatistes en 1973, en opposition à un décret qui facilitait le passage d’officiers de milice dans l’armée de métier. En avril 1974, les militaires insurgés se radicalisent, et s’opposent au déluge d’emprisonnements exécutés par la PIDE. La révolution s’ouvre le 25 avril en cherchant à mettre à bas l’appareil répressif du régime. A l’aube, le peuple descend dans la rue pour soutenir l’action du MFA – jusqu’à offrir des œillets aux militaires. A la mise à sac des locaux de la PIDE (qui tire sur la foule) et de l’Union nationale, s’enchaîne la libération en masse des détenus incarcérés dans les prisons de Caxias et de Peniche. Les foules en liesse du 1er Mai entretiendront leur mobilisation spectaculaire. Pendant les mois qui suivent, Lisbonne bouillonne d’effervescence révolutionnaire, qui se concrétisera notamment dans le déclenchement d’une réforme agraire audacieuse dans le sud du pays et des occupations d’entreprises pour éviter la décapitalisation et le sabotage conduits par les propriétaires.

Un plan novateur

Le MFA avait depuis plusieurs mois bien évalué le risque d’apathie parmi les militants démocrates, écrasés par des décennies de dictature, et les difficultés de la réactivation de partis politiques interdits, dont les chefs s’étaient exilés – Mario Soares (PS) en France et Alvaro Cunhal (PC) en URSS puis en France. Sortant du cadre strictement militaire, les fractions les plus progressistes avaient préparé un vaste programme de «dynamisation culturelle» et d’«action civique». Impulsant, souvent en lien avec le mouvement étudiant, des projets ambitieux d’alphabétisation, réfection d’écoles délabrées, services médicaux gratuits dans les banlieues dépourvues d’accès aux soins. Favorisant également les occupations de logements abandonnés, la culture des terres laissées en jachère durant des années et la nationalisation des banques.

Il s’agissait avant tout de rapprocher le pôle militaire du MFA de la société civile sur tout le territoire lusitanien. A la fois pour politiser les soldats et stimuler les populations de régions sous-équipées à réclamer des améliorations et y contribuer par elles-mêmes avec le concours de soldats. L’objectif étant de construire le Portugal sur des bases socialistes à partir de coopératives, d’entraides, de collectifs gestionnaires de projets communautaires.

Dans la plupart des situations insurrectionnelles à la campagne ou en ville, le Copcon, seule instance habilitée à intervenir dans l’ordre public, laisse faire et popularise les initiatives de lutte collective en dialoguant avec les innombrables comités de paysans, d’ouvriers, de femmes, de marins et même de soldats. Face aux multiples organisations de base qui couvrent le pays, et que le MFA ne cherche ni à contrôler ni à récupérer, il ne s’affiche pas comme une force répressive. C’est l’union «peuple-MFA», comme elle est nommée dans les programmes de l’armée et d’organisations de gauche.

Le 25 novembre 1975, après une année et demie de mobilisations offensives, un nouveau coup d’Etat de la droite et du Parti socialiste destitue Otelo de Carvalho du commandement du Copcon, qui est dissout, et met brutalement fin au processus révolutionnaire. Otelo se présentera aux élections nationales en 1976, où il recueillera 17% des suffrages, derrière le général Eanes. En 1984, il sera arrêté et condamné à 15 ans de prison pour participation au mouvement clandestin FP-25 impliqué dans plusieurs attentats meurtriers, avant d’être libéré sous condition trois ans plus tard, puis amnistié en 1996. Otelo de Carvalho a toujours nié la moindre action délictueuse. Sa disparition le 25 juillet dernier n’a donné lieu à aucune cérémonie officielle, malgré son rôle déterminant dans l’avènement d’un Portugal démocratique, débarrassé sans violence de ses colonies.

3 Questions à ANTONIO LEMOS

Que faisiez-vous en Suisse en 1974?

J’y suis venu travailler comme saisonnier dans la construction. Avant, j’étais ouvrier qualifié tourneur. En Suisse, je partageais une chambre dans un baraquement en bois vers Morges.

Quel souvenir avez-vous du 25 avril 1974?

Une certaine confusion et une immense émotion. J’étais allé au centre-ville pour appeler ma famille – j’ai 6 enfants – au Portugal. On m’informe alors que les télécommunications étaient coupées. Le lendemain au travail, un chauffeur italien me dit qu’il avait vu à la télévision que, chez moi, il se déroulait… une ­révolution!

Quand j’ai vu cinq jours plus tard les puissantes manifestations du 1er Mai, en totale liberté, avec des soldats au premier rang qui n’intervenaient pas, ça m’a étonné et rempli de joie. Au Portugal, se syndiquer n’était pas un droit reconnu et les manifestations ouvrières étaient réprimées. Ces défilés sans fin ont été comme une vitamine pour le moral des révolutionnaires.

Quel rôle a joué Otelo de Carvalho dans l’histoire du Portugal?

Ça a été le cerveau du renversement de la dictature. Publiquement, il a dénoncé les exploiteurs du peuple. Je savais qu’il était de notre côté, avec les travailleurs. C’est lui qui a donné tout de suite une dimension politique au Mouvement des forces armées (MFA). Un capitaine au milieu du peuple. Ça je ne pourrai jamais l’oublier. Pour moi c’était comme un Che Guevara débarquant au Portugal. Il se déclarait anticapitaliste. Il n’a pas pu faire grand chose pour la réforme agraire, les latifundistes étaient trop puissants. Otelo est allé à Cuba pour discuter avec Fidel de la décolonisation et du socialisme dans un pays d’Europe.

Je sais aussi que les Etats-Unis ont tout de suite envoyé au Portugal un ambassadeur très dangereux, Frank Carlucci. Il s’était illustré au Brésil lors du renversement du gouvernement démocratique et l’installation de la dictature militaire [en 1964]. On disait qu’il avait été accusé d’avoir participé à l’assassinat de Lumumba au Congo. Ça me faisait peur. D’ailleurs le président Nixon lui-même s’est déplacé aux Açores pour rencontrer en tête à tête le général Spinola en juin 1974. Les USA étaient très inquiets qu’une vraie révolution se développe dans notre pays et qu’on sorte de l’OTAN.

Mais le prétendu socialiste Mario Soares a fini par suivre les instructions des sociaux-démocrates européens et par lâcher le MFA en novembre 1975. Otelo a été maltraité par la droite; Soares et la droite ont décidé de l’emprisonner plusieurs années. Quelle ingratitude de la part des autorités! Le temps d’Otelo a complètement disparu aujourd’hui au Portugal. Il nous manque des hommes comme lui.

Antonio Lemos est ouvrier de la construction résidant dans l’Ouest lausannois, très concerné par les espoirs suscités par le 25 avril 1974.


3 Questions à ANTONIO DA CUNHA

Que faisiez-vous en Suisse en 1974?

Exilé en Suisse depuis 1972 après avoir été incarcéré à la prison de Caxias, j’étais alors étudiant en HEC à l’Université de Lausanne.

Quel souvenir avez-vous du 25 avril 1974?

Dès que j’ai appris que la dictature était renversée, j’ai rejoint un groupe d’exilés à Paris. Nous avons affrété un bus et sommes partis au Portugal. Nous y avons fêté le 1er Mai. Le bonheur. Une foule immense, comme jamais vue, avait envahi les rues et les places de Lisbonne pour fêter dans la liberté la fin du régime fasciste. J’y ai versé une vallée de larmes de joie. Autant qu’il y avait d’œillets portés par des enfants de tous âges. Un souvenir émouvant.

Quel rôle a joué Otelo de Carvalho dans l’histoire du Portugal?

Otelo est le personnage clef de la Révolution des œillets. Il a été le stratège et le principal vecteur opérationnel du Mouvement des forces armées. Son génie est d’avoir renversé le régime fasciste et dissout la structure policière qui le soutenait, sans effusion de sang. Avec d’autres, il a mis fin aux prisons politiques, aux tortures, à la censure et à une guerre coloniale qui a enlevé la vie à des centaines de milliers de jeunes. L’engagement d’Otelo montre que nous avons toujours une capacité de choix. Le courage et la raison peuvent rendre possible l’impensable et ouvrir vers un monde meilleur. Otelo, en plus de son souffle libertaire, c’est l’homme qui a mis fin à la dictature en plantant un œillet dans un fusil. Propos recueillis par JACQUES DEPALLENS

Antonio Da Cunha est professeur honoraire de l’université de Lausanne, chercheur senior à l’Observatoire universitaire de la ville et du développement durable et militant associativiste.

Jacques Depallens est un ancien conseiller municipal «Gauche en Mouvement», Renens (VD).

 

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