Chroniques

Deux poids, deux mesures

POLYPHONIE AUTOUR DE L’ÉGALITÉ

Au cœur de l’été, alors que l’activité militante est au ralenti, le Tribunal de police de Lausanne a confirmé les peines à l’égard des militantes féministes ayant participé à une critical mass le 14 juin 2020, manifestation à vélo qui avait bloqué l’avenue de Rhodanie et le rond-point de la Maladière dans le cadre des actions organisées ce jour-là.

Souvenez-vous, un an après les mobilisations sans précédent du 14 juin 2019, les manifestations de 2020 avaient été fortement limitées par les mesures sanitaires liées à la pandémie. A Lausanne, des rassemblements à divers endroits de la ville avaient contribué à un fort sentiment de démobilisation et d’éclatement des luttes, les thématiques étaient réparties entre trois lieux éloignés l’un de l’autre. Au terme de la journée, deux manifestations ont tout de même eu lieu, l’une classique à pied, l’autre à vélo sur le mode de la critical mass. Pour celles et ceux qui ont pu y prendre part, ce fut un moment de pur bonheur. Plus encore que les cortèges, la critical mass donne le sentiment de prendre la rue, de se réapproprier l’espace public, tout cela au son des sonnettes de vélo qui lui confèrent un caractère ludique. Malgré le blocage de certains axes, et le retard pris par les transports publics, les sourires sur les visages des passant·es témoignaient que l’énergie et la joie féministes étaient contagieuses en ce dimanche après-midi.

Oui, il faut le rappeler, les faits ont eu lieu un dimanche, n’amenant au final que peu de désordre, si ce n’est une légère attente pour certain·es automobilistes. Les trois inculpées ont plaidé le «mobile honorable», estimant que manifester pour un avenir égalitaire valait bien quelques perturbations mineures. Mais la justice ne l’a pas vu ainsi, ne voyant pas le «lien entre défense des valeurs féministes et opposition à la police»1>R. Haddou, «Peines confirmées après le cortège à vélo du 14 juin», 24 Heures, 5 août 2021.. Sans entrer dans une longue diatribe sur les garants du pouvoir dans un Etat patriarcal, le lien est très visible, au contraire!

Mais outre la condamnation à des peines pécuniaires avec sursis et des amendes, ainsi qu’une inscription dans le casier judiciaire, quelque chose d’autre nous fait grincer des dents. En effet, à un an d’écart, soit en juin 2021, a eu lieu l’Euro de football. Soir après soir durant plusieurs semaines, les rues ont été encombrées de voitures et de supporters ou supportrices en liesse, l’espace sonore occupé de klaxons et de cris. Une démonstration chaque jour renouvelée d’un engouement sportivo-nationaliste imposé à toutes et tous, sans possible échappatoire (si ce n’est une fuite à la campagne). A ces moments-là, circuler à vélo devenait franchement dangereux, car tout à leur enthousiasme, les automobilistes conduisaient vite, démarraient sec, des bras et des drapeaux sortant des fenêtres… Une mise en danger d’autres usagères et usagers de la route, que l’on ne peut en aucun cas imputer à une critical mass.

Pour la précision, nous souhaitons dire ici que nous ne critiquons pas le football, d’ailleurs nous n’oserions pas tant il semble qu’une nouvelle injonction soit faite aux femmes depuis quelques années, qui se doivent – si elles veulent être jugées cool et donc éligibles sur le marché matrimonial – d’aimer le foot. Nous n’avons donc rien contre ce sport, mais avons un peu plus de difficultés avec les manifestations nationalistes de tout ordre. Dans le cas de l’autorisation de circuler après les matchs, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, admettez avec nous qu’il est difficile d’estimer que la cause est juste, que le mobile est honorable, et pourtant…

Lorsque la Suisse se qualifie et que tout le centre-ville est bloqué, lorsque l’Italie gagne le titre et que tout est paralysé, pas de souvenir d’avoir assisté à des arrestations, à des contrôles d’identité ou à des repérages vidéo des participant·es (quoique sur ce dernier point, rien n’est moins sûr), et c’est tant mieux. Réjouissons-nous de voir que dans un pays où il faut faire silence à 22 heures, où le gazon ne peut pas être tondu le dimanche, il est possible de faire entendre sa joie. Mais alors pourquoi lorsque celle-ci est militante, ce même principe ne s’applique-t-il pas?

La réponse est simple. Dans une société patriarcale, dite également société des loisirs, il est des manifestations sonores plus honorables que d’autres, il est des perturbations plus légitimes que d’autres. Arrêtez de nous faire croire que vous jugez le motif «honorable» et la cause «louable» et assumez une décision visant le maintien de l’ordre social, la perpétuation des inégalités, tout ce que les célébrations post-matchs ne mettent pas en cause. Alors dorénavant, chères et chers militant·es féministes, si vous voulez faire entendre vos voix, défiler à pied, à vélo ou même en voiture, ou encore immobiliser la ville durant des heures, attendez le prochain match de foot, et sortez vos banderoles, vos mégaphones, vos sirènes et vos klaxons.

Notes[+]

* Investigatrices en études genre.

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