Quand les microbes partent en voyage
On ne voyage jamais seul. L’histoire est connue: en faisant voile vers l’ouest en 1492, Christophe Colomb et son équipage transportent avec eux, sans le savoir, des germes de la variole ou de la rougeole. Ces marins et leurs successeurs les transmettront aux populations amérindiennes dépourvues de défenses contre ces nouveaux pathogènes qui provoqueront en moins d’un siècle une véritable hécatombe dans leurs rangs. Un peu moins connue est la monnaie de la pièce rendue aux Occidentaux. Selon une hypothèse encore débattue mais soutenue par certaines études récentes, ces mêmes explorateurs seraient repartis vers l’Europe en emportant avec eux une autre maladie, la syphilis, qu’ils auraient contractée sous les tropiques avant de la délivrer sur le Vieux-Continent. Comme le rappelle Guillaume Linte, chercheur à l’Institut Ethique Histoire Humanités (IEH2) de la faculté de médecine de l’université de Genève (Unige), cette tractation occulte fait partie d’un phénomène plus large que les historiens appellent l’«échange colombien». Celui-ci désigne toutes les espèces biologiques qui ont traversé l’océan Atlantique dans les deux sens depuis que les trois caravelles espagnoles ont jeté l’ancre aux Bahamas.
L’ère des grandes découvertes, et en particulier les voyages transocéaniques, marque une nette accélération dans la globalisation des épidémies
«Ces échanges de microbes n’ont pas commencé avec Christophe Colomb, précise le chercheur. Ils sont aussi vieux que les routes commerciales. Pour ne prendre qu’un exemple, c’est en empruntant de telles voies que la grande peste du XIVe siècle, qui trouve son origine en Asie, se répand au Moyen-Orient avant de ravager l’Europe où elle causera en quelques années la mort du quart ou de la moitié de la population, selon les estimations.» L’histoire a gardé la trace d’épidémies plus anciennes encore qui ont elles aussi suivi de telles routes, comme la peste de Justinien, qui a sévi en Europe de 541 à 767 et qu’une étude publiée en 2013 dans PLoS Pathogens a pu attribuer au bacille de la peste.
L’ère des grandes découvertes, et en particulier les voyages transocéaniques, marque néanmoins une nette accélération dans la globalisation des épidémies. L’Europe se connecte progressivement à toutes les régions du monde en même temps que toutes les régions du monde se connectent entre elles. Les rencontres humaines impliquant des échanges non seulement intellectuels mais aussi corporels, tactiles et sexuels, les virus, bactéries et autres parasites microscopiques s’engouffrent dans ces nouvelles voies de communication. Les épidémies se font plus fréquentes, se propagent plus rapidement et plus profondément. En plus de la peste et de la variole, le paludisme, le typhus, le choléra et la tuberculose prennent de l’importance. Au cours des siècles, la coqueluche, la diphtérie, les oreillons, la grippe, la rougeole ou la scarlatine ont aussi enjambé les frontières et colonisé le monde.
Au XVIe siècle, la peur des voyages est énorme (pas assez toutefois pour surpasser l’appât du gain). Et la région du monde située entre les tropiques du Cancer et du Capricorne représente, entre toutes, la destination la plus terrifiante. «A cette époque, on considère les tropiques comme les régions les plus dangereuses du globe, confirme Guillaume Linte. Au début, cette crainte n’a rien à voir avec les maladies à proprement parler. Selon une vision héritée de l’Antiquité, la «zone torride» est invivable car brûlée par la proximité du Soleil. Ces régions représentent une forme d’altérité totale. Avec l’avènement des voyages commerciaux lointains, on se rend compte que des humains y vivent malgré tout. Le sentiment de danger ne disparaît pas pour autant. En fait, il change de cause et prend un sens plus pathologique.» Les tropiques deviennent en effet le lieu d’où émergent les maladies en raison de leur climat et de leur environnement. D’ailleurs, selon les textes de l’époque, le moment le plus terrifiant du voyage vers l’hémisphère Sud est le passage de l’équateur, l’instant précis où une chaleur accablante et une pluie «putride» s’abattront sur les membres de l’équipage et les rendront malades et même contagieux. Même si l’existence des microorganismes est encore inconnue, on craint déjà d’apporter des maladies jusqu’en Europe.
Vieux réflexes
On comprend d’ailleurs très vite que, pour éviter la propagation des maladies, il faut mettre en place des mesures visant à entraver la mobilité des individus et des biens, potentiels vecteurs de ces affections. Les quarantaines et la fermeture des frontières que l’on observe aujourd’hui face au Covid-19 sont en réalité de très vieux réflexes. «Il est saisissant de voir à quel point, sur cette question précise, peu de choses ont changé depuis très longtemps, détaille Alexandre Wenger, professeur à l’IEH2. A Genève en 1720, par exemple, lors de la dernière grande vague de peste qui frappe l’Occident, des mesures similaires sont déjà décidées de manière préventive (la maladie n’arrivera finalement jamais jusque-là).»
La disposition la plus spectaculaire est la construction de deux lazarets, des bâtiments dont la fonction se situe entre celle de l’hôpital et de la prison. L’un est installé à Sécheron pour accueillir les personnes et l’autre à Châtelaine pour les marchandises, qui y seront parfumées dans l’espoir de les «désinfecter». On installe aussi un système de cabanons sur la plaine de Plainpalais pour y mettre à l’isolement les malades identifiés à l’intérieur de la ville tout en séparant les pauvres des riches.
Face à ces nouvelles menaces sanitaires sévissant dans les comptoirs et les colonies et parfois ramenées en métropole, une «médecine des pays chauds» s’intéressant à l’effet de l’environnement sur la santé commence à s’élaborer entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Celle-ci se développe parallèlement à l’émergence de la médecine navale, nouveau champ d’étude lui aussi intimement lié aux voyages lointains. Un des textes centraux de cette nouvelle discipline est le célèbre Traité du scorbut publié en 1753 par le médecin écossais James Lind (1716-1794). Il rapporte notamment les résultats – obtenus lors d’un voyage en bateau – sur ce que l’on considère aujourd’hui comme le premier essai clinique de l’histoire de la médecine. Alors qu’il est embarqué en tant que chirurgien en chef à bord du HMS Salisbury, James Lind divise douze marins scorbutiques en six groupes de deux. En plus de l’alimentation habituelle identique pour tous, il leur administre respectivement du cidre, de l’acide sulfurique, du vinaigre, une concoction d’herbes et d’épices, de l’eau de mer et des agrumes (oranges et citrons). Seul le dernier groupe guérit rapidement du scorbut. Le médecin écossais publie plus tard, en 1768, un autre traité tout aussi retentissant, Essai sur les maladies des Européens dans les pays chauds, qui contribuera grandement à améliorer la santé des voyageurs au cours de leur trajet et durant leur séjour sous les tropiques.
Médecins voyageurs
«La médecine des pays chauds ne devient véritablement ‘tropicale’ qu’à la fin du XIXe siècle, grâce à la découverte des microbes par Louis Pasteur (1822-1895) et aux travaux de Robert Koch (1843-1910), souligne Guillaume Linte. A la suite d’un voyage qu’il effectue en Inde en 1882, Robert Koch parvient à identifier le bacille responsable du choléra. Cette découverte déplaît d’ailleurs grandement aux Britanniques. Ils craignent que le fait que leur colonie soit désignée comme l’origine d’une maladie mortelle et infectieuse ne soit nuisible à leurs affaires. Leur première réponse consiste donc à nier les résultats de Robert Koch. Curieusement, les Français feront de même. Mais par jalousie, puisque leur équipe, sous le patronage de Louis Pasteur, s’est fait doubler par les Allemands.»
Les médecins pionniers de la médecine tropicale sont généralement eux-mêmes de grands voyageurs. C’est le cas d’Alexandre Yersin, médecin né à Aubonne, disciple de Pasteur et élève de Koch, qui a sillonné l’Indochine où il a réussi à identifier en 1894 le bacille de la peste (Yersinia pestis) et à développer le premier sérum anti-pesteux. C’est le cas aussi de Patrick Manson (1844-1922), médecin à Hong Kong et dans d’autres villes de la côte chinoise, qui publie en 1898 le premier ouvrage de médecine tropicale moderne, centré sur les maladies et les agents infectieux susceptibles d’émerger dans les pays tropicaux et de traverser les océans. L’un de ces agents pathogènes, qui a marqué la fin du XXe et ce début du XXIe siècle, est le virus de l’immunodéficience humaine (VIH), responsable du sida. Son histoire est, elle aussi, intimement liée à la colonisation et aux voyages.
La longue marche du sida
«On a longtemps pensé que le patient zéro était un steward d’Air Canada, aujourd’hui décédé, explique Alexandre Wenger. Comme il était homosexuel et passait son temps à voyager, il présentait toutes les caractéristiques du bouc émissaire parfait, à une époque où l’on parlait encore de ‘cancer gay’ ou de Gay related infectious disease. En réalité, le patient zéro, ce n’est pas lui. C’est un individu inconnu qui a probablement été infecté par des singes dans les années 1910, quelque part dans le sud du Cameroun, là où les chimpanzés présentent les souches de virus les plus similaires au VIH. Cela s’est passé plus de 70 ans avant que le premier cas ne soit officiellement recensé aux Etats-Unis.»
Cette transmission initiale résulte vraisemblablement de la chasse aux primates et la consommation de ce qu’on appelle la «viande de brousse», qui peut donner lieu à un échange sanguin. «Ce n’est pas une tradition locale que de manger du singe, note Alexandre Wenger. durant la Première Guerre mondiale, les armées européennes qui s’affrontaient sur le sol africain – le Cameroun était alors en partie une colonie allemande – utilisaient des tirailleurs indigènes. Ces soldats, corvéables à merci et ne recevant que des rations alimentaires minimales, devaient parfois s’aventurer très avant dans la forêt vierge sans possibilités de ravitaillement. Se rabattre sur de la viande de brousse était alors pour eux une question de survie.»
Selon un article paru dans la revue Science du 3 octobre 2014 qui fait le point sur la question, le virus est probablement sorti du Cameroun par ferry le long du système fluvial de la Sangha pour gagner Kinshasa. Pendant la période de colonisation allemande du Cameroun qui a duré de 1884 à 1916, les connexions fluviales entre le sud du Cameroun et l’ouest du Congo étaient en effet fréquentes en raison de l’exploitation du caoutchouc et de l’ivoire.
«A Kinshasa, on construisait alors les premières lignes de chemin de fer et on avait besoin de la main-d’œuvre composée d’ouvriers étrangers, poursuit Alexandra Calmy, professeure associée au Département de médecine de la Faculté de médecine de l’Unige. Parmi ces immigrants, il y avait de nombreux Haïtiens dont certains ont probablement été infectés. De retour chez eux, de l’autre côté de l’Atlantique, certains ont fait commerce de leur sang, lequel était acheté aux Etats-Unis. Voilà une des routes que le sida a empruntées. L’histoire du VIH est l’histoire des moyens de transport, de la pirogue pour sortir de la jungle à l’avion pour changer de continent. Et c’est aussi l’histoire des êtres humains du XXe siècle et des extrémités auxquelles ils étaient parfois contraints pour survivre.»
Cet article est paru sous le titre original «L’‘échange colombien’ ou les microbes en voyage» dans Campus n°145, juin 2021, magazine de l’université de Genève, dossier: «Le voyage: toute une histoire».